INTRODUCTION GÉNÉRALE
Le premier cycle de l’enseignement supérieur au Cameroun propose une mosaïque de formations en sciences humaines et sociales. Ces formations devraient en principe orienter l’étudiant vers une profession ou un corps de métiers. Ainsi en est-il de la formation en information-communication où l’on a la possibilité de choisir, au finish, un métier précis : attaché de presse, documentaliste, éditeur, journaliste, publicitaire, photographe, etc.
Les métiers sont en tout cas nombreux dans cette formation dispensée soit dans le cadre d’un département autonome des facultés de lettres et sciences humaines, soit dans une école supérieure, soit encore dans une filière d’études, ou simplement comme une option ou un cours libre dans un département. Quel que soit l’ajustage institutionnel de la formation en information-communication, l’orientation de l’enseignement supérieur au Cameroun actuellement exige, avec l’application du système « Licence – Master – Doctorat », que l’étudiant en sorte avec un savoir-faire ou, à tout le moins, une familiarisation avec un domaine d’activités pour faciliter son insertion professionnelle.
La priorité, donc, c’est l’apprentissage des techniques d’un métier. Mais autant que la théorie sans pratique est vide, la pratique sans théorie est aveugle, comme l’affirmait le philosophe Kwame Nkrumah. Si l’essentiel est que les apprenants aient une formation en information-communication orientée vers la professionnalisation, c’est-à-dire l’adaptation à un métier ou sa pratique effective, il est aussi impératif qu’ils soient sensibilisés sur l’effort de recherche et de réflexion théorique qui précède, accompagne et suit la pratique du métier. C’est ce qui justifie, entre autres, l’inscription dans les programmes de tous les candidats à un métier dans le domaine de l’information et de la communication, d’un enseignement sur les sciences desquelles découlent les techniques des différents métiers.
A l’Université de Dschang, les enseignements de sciences de l’information et de la communication suivent cette logique et s’étendent pour le moment sur le premier cycle. Leur découpage se justifie par une orientation majeure : sensibiliser les apprenants à la pensée communicationnelle et ouvrir des perspectives académiques, scientifiques et professionnelles. Ainsi, les enseignements de communication sont répartis en trois cours libres dispensés aux semestres un (première année), trois (deuxième année), et cinq (troisième année).
Le cours du premier semestre est intitulé « Communication 1 », avec pour sous-titre, « Introduction aux sciences de l’information et de la communication ». Ce cours est structuré autour de trois centres d’intérêt principaux : d’abord le déblayage des notions d’information, de communication et de sciences de l’information et de la communication, ensuite la spécificité interdisciplinaire des sciences de l’information et de la communication, enfin quelques théories et modèles structurant les savoirs et les recherches en sciences de l’information et de la communication.

 

CHAPITRE 1
Sens et essence des notions d’information et de communication

COMPÉTENCES ATTENDUES DES APPRENANTS
– Définir l’information et la communication à partir de points de vue précis
– Identifier les convergences et les divergences sémantiques entre ces notions
– Présenter divers aspects de la communication

PLAN DU CONTENU DE LA SÉQUENCE PÉDAGOGIQUE
1.1. Information : recherche, renseignement, document,…
1.2. Communication : échange, partage, transmission,…
1.3. Aspects et difficultés de la communication
1.4. Information-communication : une dialectique constante

RÉFÉRENCES DOCUMENTAIRES
– BALLE, F. (2006). Lexique d’information communication. Paris : Dalloz.
– BENVENISTE, E. (2009). La Communication (extrait de Problèmes de linguistique générale) – Dossiers et notes réalisés par Seloua Boulbina et lecture d’image par Morad Montazami. Paris : Gallimard, Coll. folioplus philosophie.
– CACALY, S., LE COADIC, Y-F, POMART, P-D., SUTTER, E. (2008). Dictionnaire de l’information. Paris: Armand Colin, 3e éd.
– Dictionnaire Universel (2002). Paris : Edicef.
– Dictionnaire Hachette – Langue française (2001). Paris : Hachette.
– DORTIER, J-F. (2005). « La communication : omniprésente, mais toujours imparfaite », in La communication – État des savoirs. Auxerre : éd. Sciences humaines.
– JOLY, B. (2009). La communication. Bruxelles : De Boeck.
– MIEGE, B. (2004). L’information communication, objet de connaissance. Bruxelles : De Boeck & Larcier, INA, coll. Médias recherches.
– MILON, A., SAINT-MICHEL, S-H. (2000). Lexicom – Les 3 500 mots du marketing publicitaire, de la communication et des techniques de production. Paris : Bréal, coll. Synergies.
http://fr.wikitionary.org/wiki/information
http://www.cnrtl.fr/definition/communication
http://www.toupie.org/Dictionnaire/Communication.html
http://membres.multimedia.fr/clos7/expression/communication.html

Introduire, c’est faire entrer dans un lieu. C’est aussi commencer. Pour introduire quelqu’un dans un lieu, il faut s’assurer que la personne maîtrise les repères qui lui permettent de se déplacer aisément, une fois introduite. Les repères à maîtriser, dans le cadre de cette introduction aux Sciences de l’information et de la communication (SIC), ce sont les notions fondamentales d’information et de communication. Aussi, le présent chapitre s’articule autour de trois principaux axes : premièrement les significations de ces notions ainsi que leur essence, deuxièmement la compréhension de diverses formes de communication et des difficultés liées à celle-ci, troisièmement l’exploration de la dialectique « information communication », objet des SIC.

1.1. INFORMATION : RECHERCHE, RENSEIGNEMENT, DOCUMENT, FAIT, DIFFUSION,…
Le mot « information » a plusieurs sens. De façon générale, les dictionnaires de langue le définissent comme « l’action d’informer autrui ou de s’informer ». Informer c’est, entre autres sens, « avertir, mettre au courant », « donner connaissance d’un fait » ; c’est aussi donner une forme ou une signification à une chose (Dictionnaire Universel, 2002 : 618 ; Dictionnaire Hachette – Langue française, 2001 : 160).
En décomposant le verbe « informer », on retrouve le préfixe « in » et la racine « forme ». En latin, le préfixe « in » a deux sens principaux : « sans » et « dans ». Dans l’approche de compréhension de l’information, le deuxième sens paraît plus pertinent. La forme, quant à elle, désigne la figure extérieure d’un corps ou la configuration d’une chose. Cette figure permet de saisir la chose, de l’appréhender et, éventuellement, de la comprendre. La forme c’est aussi la manière dont une chose est ou peut être faite, présentée, traitée. Ainsi, donner une forme à une chose ou à un événement c’est traiter, c’est-à-dire construire d’une certaine façon, de manière à présenter une configuration qui permet de saisir le sens de la chose ou de l’événement dans une perspective donnée.
A partir de cette exploration étymologique (origine et formation du mot), il apparaît que l’information est un processus par lequel l’on construit des significations qui permettent de comprendre les choses, les comportements, les événements, etc. Dès lors que la signification est construite, l’information devient, au sens où le perçoivent souvent des spécialistes de la documentation, « une connaissance communiquée par un message transmis par un individu à un autre individu » (Dictionnaire de l’information, 2008 : 137). De ce point de vue, le Lexicom (2004 : 105) l’envisage simplement comme « l’action d’émettre ou de recevoir un élément de sens perceptible et intégrable dans un système de connaissance. »
Francis Balle (2006 : 213), quant à lui, clarifie la compréhension de la notion à trois niveaux. Il affirme notamment que l’information c’est un « renseignement ou [un] ensemble de renseignements concernant quelqu’un ou quelque chose, et susceptibles d’être portés à la connaissance d’une personne ou de plusieurs personnes. » A partir de ce premier niveau de compréhension, le sens de l’information se rapproche par exemple de l’instruction (enquête) judiciaire, de la documentation sur un sujet, etc. Ces renseignements s’acquièrent grâce à une sélection et, surtout, à une construction des données selon l’objectif visé. Au deuxième niveau, l’information fait référence, selon F. Balle, à l’industrie de production et de diffusion de la culture et des savoirs. Au troisième niveau enfin, l’information désigne à la fois « les nouvelles portant sur l’actualité (news), les données concernant les activités économiques, financières ou sociales (data), mais aussi les œuvres divertissantes (l’entertainment), le savoir en général (knowledge) […] »
On peut en fin de compte percevoir l’information d’abord comme une action de recherche, de traitement et de diffusion des données, ensuite comme un renseignement, un fait ou une donnée de connaissance, enfin comme un ensemble d’institutions de production, de gestion, de communication et de conservation de ces données. Qu’en est-il de la communication ?

1.2. COMMUNICATION : ECHANGE, PARTAGE, TRANSMISSION,…
Selon le Centre national français des ressources textuelles et lexicales (CNRTL) , le mot communication dérive du latin communicatio qui signifie « mise en commun, échange de propos, action de faire part ». Francis Balle (2006 : 82) le définit comme une « action consistant, pour les hommes, à échanger des messages, en face à face ou bien à distance, avec ou non le secours d’un média, et quelle que soit la finalité de cet échange. » Ici, l’on insiste sur l’échange entre émetteurs et récepteurs. Autrement dit, il ne peut avoir communication, selon cette vision, que lorsqu’il y a des échanges.
Dans le cadre de diverses activités au quotidien, toutefois, le mot communication n’implique pas toujours l’échange. Le terme renvoie aussi, comme le précise le CNTRL, à « l’action de communiquer quelque chose à quelqu’un ; le résultat de cette action. » Dans l’Administration par exemple, on parle souvent de « communiquer un dossier », c’est-à-dire le transmettre à un ou plusieurs services. En droit, l’expression « communication des pièces » signifie porter à la connaissance de la partie adverse les pièces dont on compte se servir au cours d’une procédure judiciaire. Ici donc, la communication est comprise comme « l’action de transmettre, d’informer » ainsi que le conçoit par exemple Bruno Joly (2009 : 7).
Au-delà de l’action de transmettre des informations, le terme communication fait également référence à la « chose communiquée », au « contenu de la transmission » et même à la « voie de transmission ». On peut ainsi parler d’une communication du président de la République, d’un chef d’entreprise, d’un leader d’opinion, d’un chercheur, etc. Précédé d’un substantif à l’instar de « moyen », « voie », « canal », … la communication implique ce qui permet d’établir une relation entre deux lieux, deux ou plusieurs personnes éloignées dans l’espace. On parle, dans le deuxième cas, de télécommunication ou de communication à distance.
Dans le cadre d’une organisation, « la communication est l’ensemble des techniques et moyens lui servant à se présenter elle-même, son activité ou ses produits et services [dans le dessein] d’améliorer son image, d’accroître sa notoriété ou d’augmenter les contacts avec des clients potentiels. »
Quelle que soit la perspective dans laquelle l’on se situe, des conditions essentielles doivent être remplies pour que l’on parle de communication : des interlocuteurs, des messages, des processus de transmission et/ou d’échanges. Une bonne communication requiert cependant davantage de conditions. Il faut notamment un code communément partagé par les interlocuteurs, une situation motivante de communication, etc. C’est pourquoi en sciences humaines et sociales, les chercheurs insistent sur une marge d’erreurs possibles lors du processus de transmission ou d’échanges.

1.3. ASPECTS ET DIFFICULTES DE LA COMMUNICATION
Pour Jean-François Dortier (2005 : 1), « l’être humain débute sa carrière de communicateur très tôt. A peine sorti du ventre de sa mère, il se met à hurler, crier, pleurer. Ces pleurs manifestent-ils la douleur, la colère, la peur ? On ne sait trop. Peut-être tout cela à la fois… Pour l’entourage, c’est un premier ‘signe’ : le bébé est donc vivant. C’est ainsi que commence la communication ». Il s’agit d’une communication non verbale, c’est-à-dire celle qui n’utilise pas des signes linguistiques. Cette communication se fait par les gestes, les regards, les postures, etc. Elle passe aussi par la façon de se vêtir, de se maquiller, de porter des signes d’apparat tels que les tatouages, les peintures du corps, etc. On peut ainsi distinguer la communication verbale de la communication non verbale.
L’homme n’est pas le seul être qui communique. Les animaux, les machines, bref tous les organismes vivants le font aussi. Comme l’illustre Dortier (2005 : 2), chez les espèces animales, on communique « pour appeler un mâle ou une femelle, à la période des amours (brame du cerf ou clignotement de la luciole), pour retrouver ses petits (miaulement aigu de la chatte), pour marquer son territoire (l’urine du lion qui délimite son royaume), pour définir les relations hiérarchiques (le ‘baisemain’ du dominé au dominant chez les chimpanzés), pour demander la nourriture (les piaillements des poussins) », etc. Mais chez les animaux, la communication est essentiellement non verbale. C’est pourquoi leur répertoire expressif reste limité aux sollicitations, aux alertes, aux avertissements et autres signes marquant leur statut, comme l’a relevé Emile Benveniste (2009) en étudiant la communication chez les abeilles.
Avec la communication verbale, celle dans laquelle on se sert d’une langue précise, « il est alors possible, affirme Dortier (2005 : 5), de poser des questions, de raconter des histoires, d’avoir des conversations, de créer des mondes imaginaires et même de rapporter les propos d’autrui, c’est-à-dire de s’extraire de la communication directe et immédiate. » On peut, en ce moment, choisir entre le code écrit ou le code oral. La communication peut alors se faire en face à face (cas d’un dialogue ou d’un échange de paroles entre deux personnes dans un lieu donné) ou à distance (cas de personnes qui se parlent par téléphone ou qui transmettent des « informations » par le biais d’une lettre, d’un journal, d’un livre, …). Elle peut avoir pour « source » un « émetteur » qui diffuse en direction d’un public nombreux et diffus ; on parle alors de communication de masse. Celle-ci se fait à travers les médias de masse tels que la presse écrite, la radio, la télévision, le cinéma, l’affichage et aujourd’hui internet.
Il n’est pas facile de communiquer efficacement, c’est-à-dire de formuler correctement un message, de le transmettre, qu’il soit bien reçu, compris sans ambiguïté, et que la réponse soit perçue dans les mêmes conditions. A ce sujet, Bruno Joly (2009 : 9) relève quelques distorsions qui ont souvent lieu dans le processus de communication. Il peut ainsi y avoir des « problèmes dans l’expression » (le message n’est pas bien formulé), des « problèmes de codage » (la forme utilisée n’est pas adéquate), des problèmes de transmission (le canal est défectueux), des « problèmes de réception » (l’interlocuteur ne saisit pas correctement le message), etc.

1.4. INFORMATION-COMMUNICATION : UNE DIALECTIQUE CONSTANTE
Information et communication sont deux notions qui entretiennent des rapports ambigus. Dans de nombreuses situations en effet, l’on prend l’une pour l’autre. Si l’on définit par exemple l’information comme l’action de donner un renseignement et la communication comme l’action de transmettre un renseignement, il serait bien difficile de faire le distinguo entre les deux. Le Dictionnaire de l’information (2008 : 137) indique d’ailleurs clairement que le processus d’information induit la communication car il n’y a d’information que ce qui doit être communiqué. Dans une perspective scientifique, de nombreux chercheurs affirment que l’on ne saurait séparer l’information de la communication, en tant qu’objet de connaissance (voir par exemple Bernard Miège, 2008).
En se référant à leur étymologie, on peut cependant dégager quelques traits de différenciation. Comme donnée de connaissance, l’information devient un contenu et, la communication, un processus par lequel ce contenu est transmis. Par ailleurs, dans le mouvement de l’information, les données vont d’un sens à l’autre. Mais lorsqu’elles circulent plutôt, c’est-à-dire qu’elles se partagent ou s’échangent entre interlocuteurs, on est plutôt dans un processus de communication. La communication suppose donc un feedback alors que l’information n’est pas astreinte à cette nécessité.
L’information se différencie aussi de la communication si on l’envisage dans le cadre de l’activité de structures organisées. Diffusée par exemple par les médias, l’activité d’information suppose que la mise en forme des nouvelles est neutre, équilibrée, honnête, etc. Par contre, la communication faite par les entreprises et diverses institutions est intéressée car ce qui est transmis résulte d’un parti pris stratégique. Cette communication vise avant tout à vendre un produit, améliorer une image, accroître une notoriété,… auprès d’un public bien ciblé. Ainsi, l’information éclaire les choix quotidiens de citoyens « libres » alors que la communication a pour but de les orienter justement vers un choix précis.

CHAPITRE 2
Les sciences de l’information et de la communication : une « interdiscipline »

COMPETENCES ATTENDUES DES APPRENANTS
– Énoncer des critères d’identification d’une science
– Expliquer le caractère interdisciplinaire des SIC
– Identifier le « noyau dur » de cette interdiscipline

PLAN DU CONTENU DE LA SEQUENCE PEDAGOGIQUE
2.1. L’info-com. et le savoir scientifique
2.2. Pas d’objet propre, mais des objets privilégiés
2.3. Les SIC au confluent de plusieurs disciplines
2.4. Un noyau dur : la logique des médias et des TIC

REFERENCES DOCUMENTAIRES
– BLANCHE, R. (1977). L’épistémologie. Paris : PUF, coll. Que sais-je ?
– BOURE, R. (2006). « SIC : l’institutionnalisation d’une discipline », in Olivesi, S. (dir), Sciences de l’information et de la communication. Grenoble : PUG, coll. La communication en plus.
– BOYOMO-ASSALA, L.C. & TETU, J.-F. (2010). Communication et modernité sociale – Questions Nord/Sud. Paris : L’Harmattan, coll. Communication et civilisation.
– BRETON, P. & PROULX, S. (2006). L’explosion de la communication – Introduction aux théories et aux pratiques de la communication. Paris : La Découverte, coll. Grands Repères.
– BOUGNOUX, D. (2001). Les sciences de la communication. Paris : La Découverte, coll. Repères.-
– GRAWITZ, M. (2001). Méthodes de sciences sociales. Paris : Dalloz, 11e éd.
– KLINKENBERG, J-M. (1996). Précis de sémiologie générale. Bruxelles : De Boeck & Larcier, coll. Points Essais.
– MUCCHIELLI, A. (1995). Les sciences de l’information et de la communication. Paris : Hachette supérieur, coll. Les fondamentaux.
– PERRET, J.-B. (2009). « Les SIC : essai de définition » in Dacheux, E. (dir), Les sciences de l’information et de la communication. Paris : CNRS éditions, coll. Les essentiels d’Hermès.

Le Dictionnaire universel (2002 : 1095) définit la science comme « ensemble, système de connaissances que l’on acquiert sur une matière précise, constituées et articulées par déductions logiques et susceptibles d’être vérifiées par l’expérience. » Madeleine Grawitz (2001 : 23 – 24) constate qu’ « autrefois découverte de l’essence [nature des choses], la science tend à devenir recherche de l’ordonnancement des phénomènes » . Autrement dit, c’est une activité humaine qui cherche à formuler des lois régissant des phénomènes. Traditionnellement, on distingue les sciences physiques et naturelles des sciences humaines et sociales. Les sciences de l’information et de la communication rentrent dans la seconde catégorie. L’épistémologie établit ce qui permet de distinguer minimalement une science non seulement des autres sciences, mais aussi des autres savoirs et conditions de la connaissance : un objet, des problématiques particulières et une méthode de recherche propre, des connaissances disponibles expliquant des faits ou phénomènes liés à l’objet spécifié. À ces critères de base, certains ajoutent la reconnaissance institutionnelle comme discipline de connaissance. Les recherches et les connaissances mobilisées autour de l’information-communication remplissent-elles ces critères ?

2.1. L’INFORMATION-COMMUNICATION ET LE SAVOIR SCIENTIFIQUE
Pour Alex Mucchielli (1995), l’émergence des Sciences de l’information et de la communication (SIC) comme « domaine spécifique » de connaissance s’est imposée avec l’essor de la société de communication . En effet, selon Laurent Charles Boyomo-Assala et Jean-François Tétu (2010 : 159 – 160), « les transformations de la société, depuis un demi-siècle, sont très largement dues à la communication : évolution très rapide des techniques audiovisuelles puis numériques, expansion des industries culturelles, transformation des rapports entre les gens du fait des déplacements, et transformation des modes d’accès au savoir comme des modes de travail. » Face à ce « nouvel état du monde, affirme Mucchielli (1995 : 8), il est naturel qu’une science spécifique s’intéresse à ces nouveaux phénomènes en œuvre, rassemble toutes les connaissances qui y sont relatives et produise un corps théorique et conceptuel destiné à l’analyser. » Ce « domaine » du savoir ce sont les Sciences de l’information et de la communication (SIC).
Francis Balle (2006 : 395) définit les SIC comme « l’étude des échanges entre individus ou entre groupes sociaux, dès lors que ces échanges expriment une pensée, grâce à des signes, des symboles, des représentations, des informations, des œuvres, quelles que soient la forme et la finalité de cette expression, et quel que soit le média dont cette expression fait usage. » Selon la société française des SIC, « est du ressort des SIC, [l’étude] des processus d’information ou de communication relevant d’actions organisées, finalisées, prenant ou non appui sur des techniques, et participant des médiations sociales et culturelles. Sont également pris en compte les travaux développant une approche communicationnelle de phénomènes eux-mêmes non communicationnels ».
Mucchielli (1995 : 8) estime que « la communication possède un ensemble de théories de référence, un domaine propre et une méthodologie scientifique appropriée. Dès lors, elle répond aux critères qui lui permettent de faire l’objet d’une science. » Les connaissances, en effet, sont disponibles. Elles permettent de comprendre les phénomènes communicationnels et structurent aujourd’hui la pratique des métiers de l’information et de la communication. Les SIC sont par ailleurs instituées comme « domaine spécifique » de savoirs avec des sociétés savantes, des chaires et des départements entiers dans les universités et grandes écoles. Cela suffit-il cependant à en faire une discipline scientifique autonome ?

2.2. PAS D’OBJET PROPRE, MAIS DES OBJETS PRIVILEGIES
La conception que Mucchielli (1995) a de l’information communication comme science est enthousiaste. Elle se heurte toutefois à certaines interrogations relatives, entre autres, à l’objet d’études et aux méthodes de recherche. En se référant à la définition institutionnelle des SIC en France, on remarque bien qu’au-delà des processus d’information ou de communication participant des médiations sociales et culturelles, tous les phénomènes étudiés par les autres sciences (droit, histoire, linguistique, sociologie, gestion, informatique, etc.) abordés sous une « approche communicationnelle » ressortissent également des SIC. Il ne se trouverait donc nulle part dans la nature un objet spécifique aux SIC. Avant qu’elles ne se constituent comme telles, d’autres sciences étudiaient déjà les processus d’information-communication. Plus est, les SIC elles-mêmes s’intéressent à certains phénomènes étudiés par d’autres sciences.
Le plus important, semble-t-on dire, c’est « l’approche communicationnelle » du phénomène étudié. Cette approche renvoie en réalité à la problématique élaborée et aux méthodes utilisées pour approcher la compréhension du phénomène. Comme le remarque Jean-Marie Klinkenberg (1996 : 24), « une discipline ne se définit pas par son objet, mais par sa méthodologie. » Il admet tout de même que des disciplines scientifiques peuvent avoir des objets privilégiés. Dans le cas présent, il s’agit des processus d’information et de communication. Pour aborder ces objets privilégiés, les SIC empruntent cependant des méthodes d’autres sciences, même si une épistémologie spécifique tend à se construire. Tout cela fait que l’on ne puisse parler ni de « la science de l’information et de la communication », ni d’une « discipline scientifique autonome ».

2.3. LES SIC AU CONFLUENT DE PLUSIEURS DISCIPLINES
Parce qu’elles empruntent beaucoup à d’autres disciplines, de nombreux chercheurs à l’instar de Daniel Bougnoux (2001), Bernard Miège (2004), Robert Boure (2006), Philippe Breton & Serge Proulx (2006) ou encore Jean-Baptiste Perret (2009), préfèrent parler des sciences de l’information et de la communication en termes d’interdiscipline. L’interdisciplinarité, telle que l’affirme Perret (2009 : 251), est une caractéristique fondamentale des SIC. Cela signifie, selon Laurent Charles Boyomo-Assala et Jean-François Tétu (2010 : 165) que « nous empruntons à diverses disciplines les concepts et les méthodes, et que nous tentons d’en croiser les apports en interrogeant en priorité des objets qui ne sont pas au cœur de ces disciplines-là. » Bougnoux (2001 : 4 – 7) explique ainsi qu’en communication, « on a la chance de confronter et de tresser ensemble des problématiques présentes dans d’autres domaines, mais inégalement éclairées. » Pour lui donc, « penser les phénomènes de communication entraîne à plusieurs ingérences dans d’autres disciplines […] Non pour le plaisir d’additionner des bribes de savoirs dispersés, mais pour remettre ceux-ci à plat, les relier et les éclairer les uns par les autres […]»
En dressant la généalogie des théories modernes de la communication , Breton & Proulx (2006) montrent précisément que les SIC se sont bâties sur trois éléments fondamentaux : la nouvelle rhétorique, les sciences humaines appliquées à la communication, et la cybernétique. Pour eux, tout part de l’Antiquité avec la rhétorique ancienne qui a accouché d’une part de la théorie de l’argumentation et d’autre part de la notion d’information. A partir de la théorie de l’argumentation, se développent la théorie de l’expression et les recherches sur le langage. Ces dernières donnent naissance à la linguistique, à l’analyse du discours et aux philosophies de la communication. De là, se crée la nouvelle rhétorique qui s’appuie sur les découvertes de la linguistique et de l’analyse du discours en faisant un retour sur la théorie de l’argumentation. La notion d’information, elle, féconde avec les sciences exactes et les sciences de l’ingénieur qui fondent la cybernétique. Entre les développements de la théorie de l’argumentation et de la notion d’information, apparaissent les sciences humaines dont certaines s’intéressent aux questions de communication.
Cet héritage historique est revendiqué par les SIC. A ce sujet, Bougnoux (2001 : 17) formule le vœu de l’évolution « vers une culture communicationnelle ». Entre le micro et le macrosocial, celle-ci « devrait embrasser au minimum une sémiologie, elle-même corrigée ou enrichie par une pragmatique et par une médiologie (pour rendre compte des phénomènes de l’énonciation sans en exclure la logique des différents médias) ; les modèles de la cybernétique devraient y intervenir, notamment les logiques de causalité circulaire et de l’auto-organisation ; les concepts de la psychologie sociale ou de la psychanalyse parachèveraient utilement un cursus où l’on apprend pas seulement comment nos messages circulent, mais selon quels effets imaginaires ou symboliques ils trouvent preneur, et quelles raisons ou folies collectives fondent nos communautés.»
A la base donc, les objets des SIC se construisent aux frontières de ce que les disciplines classiques reconnaissent comme pertinents à analyser mais à des niveaux différents de ce que ces dernières retiennent. De façon générale, les SIC cherchent à élucider les rapports entre les trois dimensions d’un même objet d’étude identifiées par Perret (2009 : 127) : la circulation du sens, les acteurs et les pratiques sociales, les techniques. Leur originalité, du point de vue de Perret (2009 : 128), « est de construire des axes de recherche guidés par l’intention de traiter conjointement ces dimensions que les spécialisations traditionnelles laissent séparées ». Au-delà de son caractère interdisciplinaire, presque tous les chercheurs sont d’accord, et c’est ce que relève Bougnoux (2001), sur le fait que les SIC ont un « noyau dur ».

2.4. UN « NOYAU DUR » : LA LOGIQUE DES MEDIAS ET DES TIC
Le « noyau dur » des SIC, du point de vue de Daniel Bougnoux (2001), c’est la logique des médias et du développement des technologies de l’information et de la communication. Il s’agit d’un solide terrain empirique conféré aux SIC par l’histoire. Ainsi, « les SIC [accompagnent et] tentent de cadrer aujourd’hui les transformations des médias, le développement incessant des ‘nouvelles technologies’ ainsi que l’essor des relations publiques en général. » C’est pourquoi Alex Mucchielli (1995) distingue quatre domaines principaux de recherche en SIC : les communications de masse, les communications de type publicitaire, les technologies de l’information et de la communication, les communications d’entreprise. Des axes de recherches, quant à eux, sont proposés par plusieurs chercheurs et se recoupent, à quelques exceptions près, dans le programme énoncé par Laurent Charles Boyomo-Assala et Jean-François Tétu (2010 : 161) : « le rapport à la technique et aux objets ; la question des significations ; la socioéconomie ou l’économie politique du champ de la communication ».
L’on peut dire, in fine, que les SIC n’ont pas d’objet propre, pas plus que l’économie, la psychologie, la sociologie, etc., mais qu’elles ont des objets privilégiés. Il s’agit de ce qui met en évidence des processus d’information et de communication constitutifs de médiations sociales et culturelles. Historiquement, elles ont supplanté les disciplines classiques qui ne se sont pas beaucoup préoccupées des transformations sociales induites par l’explosion de la communication. Celles qui s’y sont intéressées les ont envisagées dans une perspective disciplinaire forcément limitée. Or dans cette communication, rentrent en compte des objets de natures diverses qu’il faut interroger. Les enjeux de ces objets, quant à eux, sont à la fois techniques, économiques, culturels et sociaux.
En définitive, les SIC se positionnent dans le concert scientifique pour donner à l’étude de la communication l’importance qu’elle mérite au regard de son ampleur dans le monde contemporain. A partir d’interrogations nouvelles, elles posent sur des objets auxquels les disciplines anciennes ne se préoccupent pas prioritairement, un regard interdisciplinaire nécessaire à une meilleure compréhension des phénomènes étudiés.

 

CHAPITRE 3
Quelques modèles et théories de l’information et de la communication

COMPETENCES ATTENDUES DES APPRENANTS
– Présenter trois modèles linéaires de la communication
– Présenter trois modèles circulaires de la communication
– Expliquer et critiquer ces modèles en précisant les enjeux historiques ayant conduit à leur élaboration.

PLAN DE LA SEQUENCE PEDAGOGIQUE
– 3.1. Les modèles linéaires
3.1.1. Le modèle des « effets » de Lasswell
3.1.2. Le modèle mathématique de Shannon et Weaver
3.1.3. Le modèle linguistique de Jakobson
– 3.2. Les modèles circulaires
3.2.1. Le modèle cybernétique de Wiener
3.2.2. Le modèle orchestral du « collège invisible »
3.2.3. Le modèle concentrique de Hibert, Ungurait et Bohn

REFERENCES DOCUMENTAIRES
– Bertrand, C-J. (1999). Médias – Introduction à la presse, la radio et la télévision, 2e éd. Paris : Ellipses, Coll. Infocom.
– Cacaly, S., Le Coadic, Y-F, Pomart, P-D., Sutter, E. (2008). Dictionnaire de l’information. Paris : Armand Colin, 3e éd.
– Dortier, J-F. (2005). « La communication : omniprésente, mais toujours imparfaite », in La communication – État des savoirs. Auxerre : éd. Sciences humaines.
– Lexique d’information communication (2006). Paris : Dalloz.
– Mattelart, A. (1996), Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte, Coll. Repères.
– Miège, B. (2004). L’information communication, objet de connaissance. Bruxelles & Paris : De Boeck & Larcier, INA, Coll. Médias recherches.
– Mucchielli, A. (2005). « Les modèles de la communication », in La communication – État des savoirs. Auxerre : éd. Sciences humaines.
– Philippe, K. (2005). « Les scienes de l’information et de la communication », in La communication – État des savoirs, Auxerre : éd. Sciences humaines.
– Winkin, Y. (1996). Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain. Paris & Bruxelles : De Boeck & Larcier.

Après avoir présenté les objets privilégiés, la nature interdisciplinaire et quelques domaines d’étude des sciences de l’information et de la communication (voir chapitre 2), il est nécessaire d’examiner quelques modèles et théories qui structurent les savoirs dans cette interdiscipline. Les modèles sont des schémas simplificateurs de théories. En communication, ils « essaient de décrire, de comprendre et d’expliquer la circulation des messages et des symboles » (Bertrand, 1999 : 15). Les modèles et théories de sciences de l’information et de la communication (SIC) peuvent être présentés de plusieurs façons. On les regroupe souvent suivant des objectifs précis. Dans le cadre de cette unité d’enseignement, le principe qui guide ce regroupement c’est les différents sens de la notion d’information communication.
A partir du déblayage conceptuel (voir chapitre 1), il est possible de dégager globalement deux tendances lourdes : d’une part l’information-communication comme transmission de contenus symboliques et, d’autre part, comme échange ou partage de messages. La logique de transmission des données, des renseignements ou des nouvelles est essentiellement linéaire, c’est-à-dire que l’on part d’un point défini pour un autre point bien déterminé. Par contre, la logique de partage et d’échange de messages est principalement circulaire, un peu comme si la communication n’était qu’une participation à des échanges. Ainsi, on distinguera les modèles et théories linéaires des modèles et théories circulaires.
Trois modèles sont choisis dans chacun des deux groupes. Ce choix s’inscrit dans une trajectoire historique pour rendre compte de l’évolution de la pensée communicationnelle. Tout comme il tient compte de la diversité des approches qui fécondent l’interdiscipline. Les modèles présentés sont surtout assez représentatifs de la grande diversité des théories des SIC depuis les années 1940.

3.1. LES MODELES ET THEORIES LINEAIRES
Les modèles et théories linéaires de l’information communication sont nombreux et hétérogènes. Ils viennent autant de sciences dites exactes que des sciences humaines et sociales. Ils cherchent généralement à résoudre des problèmes liés à la transmission de l’information, aux fonctions du langage dans la communication, à ses effets sur les individus ou la société. Nous en examinons principalement trois des plus vulgarisés et des plus représentatifs : le modèle dit des effets de Lasswell, le modèle mathématique de Shannon et Weaver, le modèle linguistique de Jakobson. Ces modèles seront d’abord présentés, ensuite expliqués, enfin critiqués.

3.1.1. Le modèle de la « piqûre hypodermique » de Lasswell
Le sociologue et politologue américain Harold D. Lasswell (1902 – 1978) est l’un des premiers chercheurs à avoir modélisé le processus de la communication de masse. En 1948, il propose dans un article, « The structure and function of communication in society » , un modèle de référence permettant de décrire, d’analyser et de comprendre toute action de communication. Ce modèle est constitué d’un ensemble de questions systématisant les préoccupations des chercheurs intéressés par la communication médiatique. Selon Lasswell, on peut comprendre « convenablement une action de communication en répondant aux questions suivantes : ‘Qui, dit quoi, par quel canal, à qui, avec quels effets ?’ »
Le « qui », premier élément de la question-programme, correspond à l’émetteur d’un message. Pour Balle (2003 : 639), ce « qui » renvoie à « l’étude sociologique des milieux et des organismes émetteurs : journalistes, vedettes de la radio ou de la télévision et entreprise de presse ou de radio télévision. » C’est également le lieu où l’on étudie les facteurs qui motivent l’acte de communication. Le quoi, deuxième membre du paradigme, représente le contenu de la communication. Il s’agit du message, qui donne lieu à l’analyse de contenus. Le canal, troisième interrogation, se rapporte aux techniques, aux supports de communication ou aux médias. Les chercheurs s’y intéressent pour voir comment il fonctionne et quelle peut être son influence sur la transmission et la réception du message. Le deuxième qui, quant à lui, correspond au récepteur des messages. Il conduit à l’étude de l’audience des médias selon des variables traditionnelles telles que le sexe, l’âge, le lieu d’habitation, les habitudes de consommation des médias etc. Le cinquième élément du modèle, « avec quels effets », renvoie à l’influence des médias. A ce sujet, le débat entre les effets puissant ou limités, ou les effets directs ou indirects n’a jamais été clos.
Quoi qu’il en soit, ce dernier des cinq éléments du paradigme est celui sur lequel l’essentiel des travaux de la « mass communication research » s’est concentré. Il rejoint en réalité le projet que Lasswell nourrit depuis les années 1930, à savoir mesurer l’impact des communications sur les individus et la société. C’est pourquoi son modèle est qualifié par certains observateurs de « modèle des effets ». Comme l’explique Mattelart (1996 : 16), Harold D. Lasswell remarque en effet dans son ouvrage Propaganda Techniques in World War , que « les moyens de diffusion des messages sont apparus comme des instruments indispensables à la gestion gouvernementale des opinions. » L’idée de la toute puissance des médias domine ainsi ses réflexions. L’audience est envisagée comme une cible passive et le média est supposé agir, comme Lasswell le dit lui-même, selon le modèle de « l’aiguille hypodermique » dans la logique du conditionnement répondant (stimulus – réponse) de Pavlov.
Poursuivant sa logique de recherche des effets des communications de masse, Lasswell propose en 1935 dans World Politics and Personal Insecurity « l’étude systématique du contenu des médias et l’élaboration d’indicateurs en vue de dégager les tendances de la « World attention », c’est-à-dire les éléments qui façonnent l’environnement symbolique mondial et de construire des politiques » (Mattelart, 1996). En 1948, il attribue trois fonctions principales aux communications de masse dans la société : « a – la surveillance de l’environnement, en révélant tout ce qui pourrait menacer ou affecter le système de valeurs d’une communauté ou des parties qui la composent ; b – la mise en relation des composantes de la société pour produire une réponse à l’environnement ; c – la transmission de l’héritage social » (The structure and function of communication in society). Sa question-programme qui systématise ainsi la sociologie fonctionnaliste des médias, légitime sa hantise des effets des médias sur les individus et la société.
Le schéma que Lasswell propose pour analyser et comprendre la communication a le mérite d’être clair, en ce qu’il délimite sans ambigüité les pôles de recherche ainsi que les éléments intervenant dans le processus de communication. L’analyse des effets pèche cependant en ce qu’elle consacre la toute puissance des médias qui agissent sur un récepteur passif. De même, elle ignore la notion de feedback. De nombreuses études montrent en effet que les médias ne sont pas tout-puissants et que les publics, loin d’être passifs, sont bien plus actifs qu’on ne le croit.

3.1.2. Le modèle mathématique de Shannon et Weaver
Le processus de la communication transmettrice d’informations est souvent campé par le modèle mathématique de la communication, issu de la théorie de l’information. Mis au point en 1948 par Claude Elwood Shannon et Warren Weaver, ce modèle présente la communication comme un processus en plusieurs étapes : une source d’information formule un message que code et transmet un émetteur par un canal vers un récepteur qui le décode à l’attention d’un destinataire.
Voici comment Shannon et Weaver, cités par Winkin (1996 : 15), décrivent eux-mêmes leur modèle dans The Mathematical Theory of Communication (1949/1975 : 36). « L’émetteur transforme [le] message en signal qui est alors envoyé par le canal de communication de l’émetteur au récepteur. Dans le cas du téléphone, le canal est un fil métallique, le signal un courant électrique variable parcourant ce fil ; l’émetteur est un ensemble d’éléments (émetteur téléphonique, etc.) qui transforme la pression du son vocal en un courant électrique variable. Dans le cas de la télégraphie, l’émetteur code des mots écrits en séquences de courant interrompu de longueurs variables (points, traits, blancs). Pour le langage parlé, la source d’information est le cerveau, l’émetteur est l’organe vocal qui produit la pression variable sonore (le signal) transmise à travers l’air (le canal). Pour la radio, le canal est simplement l’espace (ou l’éther, si quelqu’un préfère encore ce mot ancien et fallacieux) et le signal est l’onde électromagnétique qui est transmise. »
Dans ce modèle, le message c’est bien l’idée que veut transmettre la source. Ce message subit, au départ, un codage qui rend sa transmission possible. Ce codage est une forme donnée en principe par un appareil dont la technologie est compatible avec le canal et l’appareil de réception. En tant que moyen de transmission, le canal qui est chargé de véhiculer le signal (message codé) peut être défectueux ou parasité, de telle sorte que le récepteur et le destinataire ne reçoivent pas le message ou ne le perçoivent que partiellement. On parle donc de bruit dans la communication. Il s’agit de tout ce qui peut altérer un message. Le codage de départ induit un décodage à l’arrivée. Un autre appareil dédié doit interpréter les signaux reçus, les décrypter et les transformer en un message que le destinataire est capable de comprendre.
« Ainsi, commente Balle (2003 : 640), le modèle de la théorie de l’information constitue pour les chercheurs une invitation à concentrer l’attention, successivement, sur trois éléments inhérents à toute communication. D’abord, sur toute intervention extérieure au contenu de ce que l’on veut dire, mais qui est susceptible d’en modifier le sens (bruit sémantique). Ensuite, sur le nombre de répétitions nécessaires pour qu’un message soit correctement transmis (redondance sémantique). Enfin sur la capacité du canal de transmission, évaluée à la fois qualitativement et quantitativement. »
Ces conséquences du modèle de Shannon et Weaver sur l’orientation des recherches en communication est tributaire du contexte et des objectifs de l’élaboration de sa théorie. Leur travail se présente en fait comme une commande en vue de résoudre un problème stratégique : comment transmettre efficacement quantités de messages de telle sorte qu’ils ne soient ni brouillés ni interceptés par un ennemi et à des coûts soutenables ? La recherche a lieu dans la deuxième moitié des années 1940 au sein du Laboratoire Bell System (de Graham Bell, inventeur du phone), une filiale de l’entreprise de télécommunication ATT (American Telegraph and Telephone).
A l’issue des travaux de base, Shannon (1916 – 1984), ingénieur mathématicien, publie en 1948 une monographie intitulée « The mathematical Theory of Communication ». En 1949, sous la coordination de Waren Weaver, spécialiste de sciences humaines exerçant à l’Université de l’Illinois, cette monographie est augmentée des commentaires et devient un ouvrage sous le même titre, avec pour auteurs, Shannon et Weaver. L’information y est définie comme une réduction de l’incertitude et ils proposent un schéma simple qui rend compte de sa transmission. Weaver pose trois niveaux de problèmes relatifs à la communication : « Niveau A : avec quelle exactitude les symboles de la communication peuvent-ils être transmis (problème technique) ; Niveau B : avec quelle précision des symboles transmis véhiculent la signification désirée ? (problème sémantique) ; Niveau C : avec quelle efficacité la signification reçue influencera-t-elle la conduite dans le sens désiré ? (problème de l’efficacité) » (Shannon et Weaver, 1949/1975 : 32).
Weaver admet que le travail de Shannon ne s’adresse qu’au niveau A, son objectif principal étant de quantifier l’information, de réduire les bruits qui peuvent altérer le message et de proposer des formules de transmission à moindre coût.
Ce modèle très populaire présente quelques limites. La théorie shannonienne s’inscrit en effet dans une vision instrumentale et technique de la communication. Car la communication y est réduite à la seule information, elle même réduite à une quantité mesurable de signaux transmis qui sont pertinents non en fonction de leur signification, mais de leur imprévisibilité. Ce modèle est linéaire, mécaniste, univoque et séquentiel, c’est-à-dire que la communication est orientée dans un seul sens, découpée en séquences. La relation entre les individus est ignorée et le contexte est oublié. En réalité, la théorie est élaborée pour répondre aux besoins d’ingénieurs et non d’une communication humaine car elle ne prend pas en compte la signification du message.

3.1.3. Le modèle des fonctions du langage de Jakobson
Le modèle des fonctions du langage est diversement interprété par plusieurs auteurs. La présentation ci-après s’inspire des travaux de sémiotique de Jean-Marie Klinkenberg (1996) . Selon ces travaux, le schéma présentant le modèle des fonctions du langage met en scène six facteurs nécessaires au processus de communication : l’émetteur, le récepteur, le référent, le code, le canal et le message. A chacun de ces facteurs, correspond une fonction du langage humain : émotive, conative, référentielle, phatique, métasémiotique, poétique.
L’émetteur, encore appelé destinateur, a l’initiative de la communication. Il ne s’agit pas forcément d’une personne humaine, encore moins d’une personne ayant véritablement envie de transmettre une information précise. Ce peut donc être un animal, une chose, une machine, etc. Le récepteur, autrement nommé destinataire, reçoit le message de l’émetteur, transmis consciemment ou non. Tout comme pour le cas de l’émetteur, il ne s’agit pas forcément d’un être humain. Le référent c’est ce à propos de quoi on communique, ce dont on communique le sens. Autrement dit, c’est le sujet de la communication, ce dont on parle. Il ne s’agit donc pas de la chose en soi, mais d’une représentation. Le référent renvoie aussi souvent au contexte, à la situation motivante de communication et même aux conditions de production et de réception du message. A cet effet, certains rapprochent souvent la notion de source (l’événement ou la manifestation productrice d’informations) à celle de référent. Le référent n’est pas nécessairement quelque chose de vrai, de réel ou de palpable.
Le canal, quant à lui, est le support physique qui véhicule l’information. Selon Klinkenberg (1996 : 47), il est constitué d’une triple réalité. D’abord des stimuli que ressent le récepteur, ensuite les caractéristiques de l’appareil qui a émis les signes, enfin les caractéristiques de l’appareil qui les reçoit. L’auteur s’appuie en effet sur le postulat selon lequel toute perception de signes part d’une expérience sensible. Ainsi, les stimuli qui constituent la première réalité du canal peuvent être « des ondes sonores [elles sont transportées par l’air] impressionnant les terminaisons nerveuses de mon oreille interne, des radiations lumineuses frappant ma rétine, des molécules parvenant à des terminaisons nerveuses spécialisées situées dans mes fosses nasales, des pressions physiques s’exerçant sur ma peau », etc.
Le code, lui, « est une série de règles qui permettent d’attribuer une signification aux éléments du message et donc à celui-ci tout entier » (Klinkenberg, 1996 : 49). C’est l’interface entre le stimulus et le référent ; il transforme l’expérience sensible en référent. Autrement dit, c’est le code qui permet de percevoir la signification et de comprendre le message. Une langue est par exemple un code. Pour que la communication soit efficace, il est nécessaire que ce code soit partagé par les partenaires (émetteurs et récepteurs). Le message, enfin, est fait de signes. C’est, selon Klinkenberg (1996 : 52), le produit des cinq premiers facteurs. « C’est, au fond, une portion de référent transformé par un code, et dans lequel se noue l’interaction des partenaires de la communication, ce qui la rend transmissible par un canal. »
Suivant l’importance accordée à chacun des six éléments du modèle linguistique de base, on peut distinguer six fonctions de la communication. La fonction émotive, aussi appelée fonction expressive, est centrée sur l’émetteur. Elle met en évidence la condition de celui-ci au moment de l’émission. La fonction conative, autrement désignée fonction impérative, est centrée sur le récepteur. Elle cherche à mettre le récepteur en mouvement, ou alors à modifier ses conditions d’existence. La fonction référentielle est centrée sur le référent et caractérise l’information « objective ». La fonction phatique, ou fonction de contact, est rattachée au canal. Elle vise à s’assurer que la communication se passe dans de bonnes conditions : c’est-à-dire que le support de transmission du contenu est en bon état, que le destinataire est bien disposé à recevoir le message, etc.
La fonction métasémiotique, souvent dite métalinguistique dans le cas d’une communication verbale, est centrée sur le code et intervient lorsque des signes servent à désigner d’autres signes, sans doute pour mieux les expliciter. C’est le cas de définitions et autres précisions sur les codes utilisés. La fonction poétique, encore appelée fonction esthétique ou rhétorique, se rapporte au message lui-même et attire l’attention sur les formes et styles et, si l’on est dans le cadre d’une communication verbale, le choix des mots, des structure de phrase, des figures de grammaires, de vocabulaire, de raisonnement ou de pensée.
Le modèle des fonctions du langage a été élaboré à l’origine à partir des travaux du linguiste russo-américain Roman Jakobson pour rendre compte de la communication linguistique. Comme l’indique Karine Philippe , le modèle est présenté dans « Poétique et linguistique », l’article qui clôt le premier tome de son maître-livre, Essais de linguistique générale dont la première édition en français date de 1963. C’est un recueil d’articles publiés à l’origine dans diverses revues russes, allemandes et américaines. Ces articles traitent pêle-mêle de phonologie, de grammaire, de pathologie du langage, de poétique, de communication, ou encore des liens entre linguistique et anthropologie. Ils reflètent plus de trente ans de recherches (de 1938 à 1972).
Dans l’article (« Poétique et linguistique ») où Jakobson offre aux linguistes intéressés par les phénomènes de communication le paradigme de travail, il cherche tout particulièrement à saisir les spécificités de la fonction poétique – à savoir ce qui fait qu’un message soit une œuvre d’art –, passion sous-jacente à l’ensemble de son œuvre. C’est en s’interrogeant sur cette fonction poétique qu’il est amené à présenter toutes celles qui interviennent dans le processus de la communication linguistique, afin de bien les différencier. Pour y arriver, Jakobson s’inspire principalement de la théorie de l’information de Shannon et Weaver et, subsidiairement, des recherches du psychologue Karl Bühler. Il part du modèle dans lequel le message relie l’émetteur au récepteur par le biais d’un code. L’innovation qu’il apporte ce sont les six fonctions du langage.
Les critiques adressées à Jakobson sont nombreuses. Globalement, on lui reproche d’avoir élaboré un modèle « ping-pong » qui conçoit la communication comme un processus « où des messages sont expédiés comme des balles, de manière unidirectionnelle, le long d’un même canal. Et les partenaires se contenteraient d’échanger leurs statuts tour à tour » (Klinkenberg, 1996 : 64). Le modèle linguistique classique de la communication est en effet souvent interprété comme s’il n’y avait qu’un seul code et un seul message au cours d’une communication. On le comprend aussi généralement dans le sens où le feedback est éludé dans le processus. On le perçoit également comme s’il existait une séparation étanche entre les différentes fonctions et qu’un message pouvait remplir une seule fonction à la fois.
En réalité, il y a généralement une pluralité de codes et de messages qui interviennent au cours d’une communication. Par exemple, l’échange oral de paroles entre deux interlocuteurs s’accompagne presque toujours de gestes et attitudes. Or l’expression gestuelle est un code différent ; il peut même simultanément transmettre un message autre que des paroles. En plus, dans une situation de communication, les interlocuteurs s’ajustent toujours l’un en fonction de l’autre. Il arrive même qu’un des partenaires interrompt un énoncé lorsqu’il se rend compte que l’autre a compris ce qu’il veut faire percevoir. Par ailleurs, un message ne peut pas remplir une seule fonction. Toutes sont presque toujours réunies dans une communication, sauf qu’une ou quelques-unes peuvent se révéler dominantes. De même, il est difficile d’établir une frontière étanche entre différentes fonctions. En prenant l’exemple de la fonction référentielle, on voit bien que les choses ont tendance à se mélanger. Par exemple, toute information (fonction référentielle) modifie le stock de connaissance de celui qui le reçoit (fonction conative) ; tout comme tout discours fait des retours sur lui-même (fonction métasémiotique) pour s’assurer que le contenu est clair (fonction référentielle).
En conclusion, les modèles, paradigmes et théories linéaires de la communication ont l’avantage d’être clairs et bien simplifiés pour permettre une première compréhension des processus de communication. Ils permettent de repérer sans ambiguïté les facteurs du processus à travers les éléments du schéma et restent par ailleurs utiles dans l’élaboration des typologies et situations de communication. Mais il est nécessaire, pour pouvoir analyser efficacement les processus de communication, d’étudier les modèles et théories circulaires.

3.2. LES MODÈLES ET THÉORIES CIRCULAIRES
Les modèles et théories circulaires sont celles qui vont au-delà de la communication transmettrice d’information pour l’envisager véritablement comme un échange progressivement construit par l’interaction. Selon ces modèles, la communication est un processus circulaire, où les notions de feedback et de système sont centrales pour comprendre les dynamiques d’échanges et de partage de messages. Comme dans le cas des modèles linéaires, nous examinons ici trois de ces modèles circulaires : le modèle cybernétique de Wiener, le modèle orchestral du « collège invisible », le modèle concentrique de Hiebert, Ungurait et Bohn.

3.2.1. Le modèle cybernétique de Wiener
Le modèle cybernétique peut être considéré comme le modèle circulaire classique de la communication . Littéralement, le mot cybernétique, issu du grec kubernétiké, est l’art ou la science de piloter, de gouverner. Norbert Wiener lui-même définit ce terme qu’il a forgé dans les années 1940 comme « l’étude de la commande et de la communication chez l’animal et dans la machine ».
Selon le Lexique d’information communication (2006 : 120), « la cybernétique appréhende les phénomènes comme des systèmes, c’est-à-dire un ensemble d’éléments organisés de telle sorte que toute modification apportée à un élément affecte tous les autres. Elle est aussi un modèle de circulation de l’information qui peut être appliqué à l’ensemble de l’organisation sociale et qui a constitué, au lendemain de la seconde Guerre mondiale, une nouvelle idéologie censée lutter contre le « bruit » et la désorganisation, grâce notamment à une utilisation efficace des machines à communiquer, en particulier des ordinateurs. »
Voici comment Karine Philippe (2005 : 60) décrit le modèle : « Grâce au feedback (action en retour), la machine peut intégrer de nouvelles données sur l’environnement extérieur (input) afin de mieux exercer son action (output). Elle ne se contente plus d’exécuter, mais peut désormais s’adapter. » Le dispositif semble donc clair. Une machine doit résoudre des problèmes en échangeant des informations soit avec une autre machine, soit avec des hommes ou des animaux dont la réponse n’est pas sûre et la position éventuellement changeante. La machine intelligente, émet des informations. L’autre réagit. En fonction de cette réaction, la machine modifie son comportement, se réajuste avant de continuer l’échange. Il y a là la notion de feedback qui apparaît comme centrale dans la dynamique de communication. Comme enjeu sous-jacent, il y a le contrôle de l’autre par l’émetteur. Ainsi, de façon générale, la cybernétique vise à maintenir la régulation et l’équilibre du système. Elle est à l’origine des recherches sur la création de machines simulant le comportement humain. »
La première application du modèle cybernétique est militaire. « Pendant la seconde Guerre mondiale, explique Cacaly (2008 : 280), Norbert Wiener (1894 – 1964) participa aux recherches menées pour la défense antiaérienne [de l’armée américaine]. Le problème à résoudre résidait dans la mobilité d’une cible dont la trajectoire ne pouvait se prévoir qu’à partir d’informations partielles sur sa position antérieure . Ces recherches le conduisirent à étudier le domaine de l’asservissement de machines en interaction auquel il intégra des facteurs logiques de comportement, grâce, en particulier, aux notions de contrôle et de communication. Il établit ainsi le principe de base de la robotique actuelle […] En 1946, il prononce à l’Académie des sciences de New York une conférence, Teleological Mechanism. Norbert Wiener y présente une conception achevée de sa théorie avec ses notions fondamentales de message, de communication, d’information, de rétroaction (feedback) et d’entropie. A Paris, en 1948, il publie son ouvrage fameux : Cybernetics, or control and communication in the animal and the machine. » C’est dans ce livre que le modèle est explicité.

3.2.2. Le modèle orchestral du « collège invisible »
Selon Mucchielli (2005 : 54), « le modèle de l’orchestre a été introduit par Yves Winkin dans son ouvrage La nouvelle communication. » Ce modèle conçoit la communication comme un orchestre musical en scène où chaque membre prend part à une performance collective. Il y a donc dans ce modèle des acteurs ou des communicants dont le jeu, considéré individuellement, ne peut donner la performance attendue, c’est-à-dire une symphonie. Ces acteurs ont à leur disposition des instruments et des partitions qu’ils n’ont pas créées, mais qu’ils exécutent simplement.
Autrement dit, les hommes participent seulement à la communication. Les instruments qu’ils ont à leur disposition ce sont les différents codes. La scène de prestation ce sont les différents contextes et situations motivantes de communication. Il s’agit toutefois d’un orchestre atypique où les musiciens n’ont pas de partition. Pour Winkin (1996 : 84), « ils sont plus ou moins harmonieux dans leurs accords parce qu’ils se guident mutuellement en jouant. L’air qu’ils jouent constitue pour eux un ensemble de relations structurées ». Winkin admet aussi que cet orchestre n’a pas de chef. On peut toutefois remarquer que ce qui dirige la production de la symphonie, c’est l’infrastructure culturelle qui régit les relations entre différents individus à l’intérieur de la société.
On ne communique pas seul. C’est pourquoi dans le modèle orchestral, la communication est définie « comme une production collective d’un groupe », donc un acte social. Lorsque la communication est conçue comme un acte social, explique Winkin (1996 : 83), « un mécanisme d’un ordre supérieur est posé au-dessus de la communication interindividuelle. Chaque acte de transmission de message est intégré à une matrice beaucoup plus vaste, comparable dans son extension à la culture. C’est cette matrice qui reçoit le nom de communication sociale. Elle constitue l’ensemble des codes et des règles qui rendent possibles et maintiennent dans la régularité et la prévisibilité les interactions et les relations entre les membres d’une culture. La communication sociale et donc permanente. » La problématique principale de cette communication sociale est de savoir comment se passe l’articulation des jeux individuels pour que finalement cela aboutisse à une production collective.
Le modèle orchestral s’est ainsi formulé à partir des travaux d’un réseau de chercheurs venants d’horizons divers (anthropologie, psychologie, sociologie, philosophie, etc.) et travaillant dans des centres de recherches n’ayant pas forcément de relations institutionnelles. D’où l’appellation « collège invisible » par Yves Winkin. Mais l’École de Palo Alto fondée à la fin des années 1950 dans la banlieue sud de San Francisco en Californie aux États-Unis est souvent présenté comme le noyau de ce réseau de chercheurs. Autour de Gregory Bateson, Don Jackson, Paul Watzlawick, Janet Helnick-Beavin, Erving Goffman, Ray Birdwhistell, Edward T. Hall, etc. bâtissent leurs recherches avec comme trame épistémologique, entre autres, la notion de système hérité du modèle cybernétique.
Les membres du collège invisible critiquent violemment le modèle linguistique de Jakobson et apportent du sang neuf à l’analyse des communications. Les chercheurs de ce collège démontrent qu’on ne peut pas ne pas communiquer. La présence d’un être humain à un endroit induit déjà des communications car « vivre c’est communiquer ».
On doit également à ce collège la distinction entre le contenu et la relation dans une situation de communication. Toute communication a deux dimensions : le contenu et la relation, tel que le second englobe le premier. En fait, la notion de cadre paraît essentielle dans la signification des actes de communication. La reconnaissance du cadre apparaît comme la condition minimale de perception d’un message. Un exemple : une femme qui se déshabille dans le cabinet du gynécologue, n’a pas la même signification qu’une femme qui se déshabille dans un lavabo, ou alors dans la chambre de son amant. Pour commencer à décrypter un acte de communication, il faut donc au préalable en situer le cadre.

3.2.3. Le modèle concentrique de Hiebert, Ungurait et Bohn
Le modèle concentrique de Ray Hiebert, Donald Ungurait et Thomas Bohn tel que présenté par Bertrand (1999 : 17) concerne la communication de masse. Il dépeint celle-ci comme un « ensemble d’éléments concentriques impliqués dans un mouvement d’actions et de réactions ».
On a donc, dans la première phase du dispositif, des organismes émetteurs (rédaction d’un journal, équipe audiovisuelle, agence de publicité, etc.) qui sont au départ de la communication. Leurs messages sont encodés sous une forme diffusable. Avant qu’ils n’atteignent le public, des responsables de lignes éditoriales filtrent et sélectionnent ce qui doit être diffusé. Puis les messages sont émis par la technologie dédiée.
Dans la deuxième phase, interviennent des régulateurs. Il s’agit de groupes de pression et des institutions qui exercent une influence sur les médias. Cette influence affecte les contenus. Puis, entrent en scène d’autres filtres d’ordre physique (fatigue du récepteur, par exemple) ou psychologique (centres d’intérêt propres au récepteur). Le message toute enfin l’audience et provoque un certain nombre d’effets. Mais il peut être altéré par des perturbations naturelles (zones d’ombres) ou sémantiques (utilisation d’un langage inadapté pour le public visé).
Dans la troisième phase, la rétroaction peut modifier l’élaboration de nouveaux contenus. Cette rétroaction se fait immédiatement, comme dans le cas des émissions interactives (appels téléphonique, courrier des lecteurs, opinion lors d’un sondage, etc.).
Il y a là donc une imbrication de l’action de différents intervenants dans la dynamique de communication de masse. Tout se passe comme dans un mouvement ondulatoire du centre vers la périphérie, et de la périphérie vers le centre. Contrairement au modèle linéaire de Harold D. Lasswell par exemple, ce modèle circulaire mis au point au milieu des années 1970, est riche et complexe. « Il n’est cependant pas sans défaut puisque le contexte dans lequel s’insère le processus de communication n’est guère pris en compte : l’histoire, la culture, le régime politique, le stade de développement économique, voire la tradition journalistique du pays considéré, semblent ignorés » (Bertrand, 1999 : 18).

En définitive, les modèles servent à lire, à interpréter et à comprendre les phénomènes d’information et de communication. Ces modèles ont une histoire. Ils évoluent avec le temps, en fonction des enjeux. Les modèles linéaires, essentiellement positivistes – ils sont conçus dans une logique de causalité linéaire – visent globalement à analyser les effets de la communication et son efficacité. Les modèles circulaires, essentiellement systémiques, cherchent quant à eux à étudier la permanence et les changements dans les systèmes de communication. Les modèles permettent ainsi de cadrer ce que l’on veut étudier pour cerner les acteurs, les enjeux, les dimensions du phénomène, etc. Chaque modèle utilisé révèle la signification du phénomène à partir d’un point de vue.
Il n’y a pas de modèle passe-partout, ni de modèle dépassé. Les ingénieurs de télécommunications continuent d’utiliser le cadre de référence théorique tracé par Shannon, tout comme les spécialistes de médias se servent encore du paradigme de Lasswell, les analystes du discours du schéma de Jakobson, etc., même s’ils introduisent dans les modèles initiaux des aménagements. Tout dépend donc de la nature du phénomène que l’on veut analyser et de l’objectif de connaissance que l’on se fixe. /

Introduction à la deuxième partie

L’exemple vaut mieux que la leçon, dit-on souvent. Parce qu’il est concret, l’exemple prolonge en effet la compréhension de repères théoriques nécessairement plus abstraits. Après avoir étudié des principes structurant les rapports entre les médias et la politique, il est ainsi utile d’en venir aux illustrations. C’est pourquoi cette deuxième partie du cours est centrée sur la présentation de quelques situations concrètes. Il est précisément question de voir comment les professionnels des médias travaillent avec les professionnels de la politique au Cameroun et dans le monde. Il s’agit aussi d’apprécier les corrélations entre l’action médiatique et les mutations politiques en situation. L’attention est par ailleurs portée sur les luttes pour la liberté d’expression étant donné que les politiques font rarement des cadeaux aux médias et vice-versa. Bref, les principaux principes régissant les rapports entre les médias et la politique sont ici mis à l’épreuve des faits.

Cette partie comprend quatre cas. Le premier étudie le traitement médiatique du « projet politique » de Marafa Hamidou Yaya, ancien ministre d’État en charge de l’Administration territoriale. Le deuxième analyse l’interdiction faite par le Conseil national de la Communication aux médias de publier les tendances des résultats des élections municipales et législatives du 30 septembre 2013. Le troisième s’intéresse aux liens entre les médias et le changement ou la stabilité politique dans plusieurs pays à travers le monde. Le quatrième, enfin, examine les batailles sociopolitiques pour la libéralisation des médias au Cameroun.

Chaque cas est conçu de façon indépendante et devrait se comprendre sans que l’on soit obligé de se référer aux autres cas ou au reste du cours. Chacune de ces situations met en relief des problématiques exprimées dans un ou plusieurs chapitres de la première partie.

Premier cas

Débarqué du gouvernement le 9 décembre 2011, Marafa Hamidou Yaya a été interpellé et placé en détention préventive le 16 avril 2012 à la prison centrale de Yaoundé (Kondengui), puis le 25 mai 2012 à la prison secondaire de la même ville, sis au Secrétariat d’État à la Défense. L’ancien ministre d’État en charge de l’Administration territoriale et de la décentralisation devait s’expliquer sur une affaire de « détournement de deniers publics en coaction et complicité » pour laquelle une information judiciaire était ouverte contre d’autres hauts commis de l’État, eux aussi détenus. Il s’agissait d’une affaire a priori judiciaire qui l’impliquait en tant qu’ancien secrétaire général de la présidence de la République, poste qu’il a occupé à partir du 07 décembre 1997 avant d’être nommé le 15 juin 2002 à l’Administration territoriale.

A la différence de tous les ministres détenus, Marafa Hamidou Yaya a publié à partir de mai 2012 des lettres ouvertes au président de la République et aux citoyens. Ces lettres visaient à démontrer qu’il n’est en rien concerné par le détournement de l’argent relatif à l’achat d’un avion présidentiel. Elles exposaient par ailleurs un projet de société qu’il proposait aux Camerounais, en même temps qu’elles faisaient des révélations sur certaines affaires mettant en cause des personnalités au sommet de l’État. Les idées politiques qu’il exprimait ont été diffusées par des processus d’information-communication dans lesquels les médias occupaient une place prépondérante. La situation à laquelle renvoie la médiatisation de cette activité est une illustration des rapports entre politique et médias au Cameroun.

A défaut de clarifier totalement ces rapports, trois lignes principales de compréhension émergent du traitement médiatique de l’événement Marafa. Si la diffusion de ses lettres se révèle comme une nécessité pour lui (A), celles-ci constituent en revanche un viatique pour les médias (B). Entre le désir de communiquer et le principe d’information, il y a une certaine manipulation repérable à travers la manière dont chaque publication perçoit l’affaire (C).

A.   La communication, une urgence pour Marafa

La communication s’imposait comme une nécessité, voire une urgence pour Marafa Hamidou Yaya (MHY). Cette urgence se justifie doublement : la consubstantialité de la pensée politique et de sa diffusion sociale d’une part et, d’autre part, le contexte particulier dans lequel MHY écrivait au président de la République et au peuple camerounais.

La pensée politique n’existe en effet socialement que si elle est communiquée. Généralement, celle-ci se rapporte à une situation sociale qu’il faut soutenir, maintenir ou challenger. Que l’on ait perçu les lettres de MHY comme de la diversion pour détourner l’attention des citoyens d’une affaire judiciaire, elles exposaient à tout le moins ses opinions sur des affaires du gouvernement, de l’État, de son parti politique, etc. En critiquant la gestion du pays par le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), ces lettres le positionnaient comme un leader qui souhaite être candidat à l’élection présidentielle. La vision qu’il proposait alors aux Camerounais exprimait sa pensée politique. La solidarité entre pensée et communication dans le champ politique justifie de facto le fait que MHY ait voulu à tout prix que ses lettres soient diffusées en direction du plus grand nombre de citoyens possible.

La rupture que MHY avait opérée s’insérait dans un contexte où il se sentait lâché par le système qu’il avait pourtant servi pendant une vingtaine d’années comme membre du gouvernement. Au regard du prestige dont il était auréolé avant son incarcération, ses lettres montraient qu’il ne voulait pas perdre la face. MHY voulait être perçu comme un homme crédible malgré son emprisonnement. Son discours indiquait qu’il y avait contre lui un rouleau compresseur qui risquait de le broyer quelles que soient les explications qu’il pourrait donner à la justice. Une histoire très récente du Cameroun indique en effet que le secrétariat général de la présidence de la République semble devenu une antichambre de la prison. A l’exception de Joseph Owona et de Laurent Esso, toutes les personnalités nommées à ce poste depuis la deuxième moitié des années 1990 ont été par la suite accusées de détournement de fonds publics, arrêtées et embastillées.[1]

Avec tout cela, MHY avait probablement senti que les carottes étaient cuites. Sa communication politique ressemble à un exutoire. Dans une logique du « ça gâte, ça gâte », il voulait, entre autres, mettre sur la place publique ce qu’il considérait comme des détournements dans lesquels certaines personnes nommées à des postes à responsabilités pleines étaient impliquées. Ce volet de sa communication visait, in fine, sinon à démontrer qu’il n’est pas coupable, du moins qu’il n’est pas le seul coupable et que d’autres affaires de détournement de fonds publics sont tout autant dignes d’intérêt judiciaire que celle pour laquelle il était interpellé. Sa stratégie peut ainsi être perçue comme une manière de prendre l’opinion publique à témoin et, éventuellement, de se donner une chance de rebondir sur la scène politique lorsque Paul Biya quittera le pouvoir. Ce faisant, elle coïncidait fort opportunément avec « l’événementialisation » de ce genre d’affaires par les médias nationaux.

B.    L’action de Marafa, un événement médiatique

Les lettres ouvertes de l’ex-ministre se présentaient comme un viatique pour la presse nationale. A partir d’elles, les médias avaient créé l’événement en s’appuyant à la fois sur le fait qu’elles sortaient de l’ordinaire et qu’elles rythmaient depuis quelques temps la production médiatique.

Les épîtres de MHY faisaient en effet l’information par leur actualité et leur signification. A chaque nouvelle sortie, elles abordaient un nouveau sujet. Elles mettaient à la disposition des médias le point de vue d’un homme du sérail sur des événements passés touchant parfois le cœur du pouvoir, en même temps que des documents qu’il aurait été difficile pour les journalistes d’obtenir, même dans le cadre d’une enquête « indépendante ». Les réactions qu’elles suscitaient, notamment du comité central du RDPC et des autres instances du pouvoir dont le Parlement, donnaient aux médias une occasion d’équilibrer leurs informations. Que l’on critique MHY de poser des actes non citoyens en révélant des secrets d’État alors même qu’il serait tenu par une certaine obligation de réserve, le public semblait se réjouir de ce qui se passait en ce que, par des actions et réactions, il en apprenait un peu plus sur certaines affaires publiques.

Le fait le plus marquant, semble-t-il, c’est que la publication des lettres de MHY prenait des allures de feuilleton. Une lettre publiée était la suite d’une précédente et annonçait une suivante. Il s’agissait d’une stratégie de communication voulue par le comité qui gère la diffusion des lettres et à laquelle souscrivaient les médias. La feuilletonnisation de la publication des lettres permettait ainsi de tenir le public en haleine et d’entretenir le débat autour des sujets traités. Au plan économique, elle suggèrait de bonnes affaires pour les entrepreneurs de médias. S’exprimant sur la dimension commerciale de ce rapport entre les médias et le projet politique de Marafa, Carlos Ngoualem, président de l’Association des diffuseurs de journaux du Cameroun, avait affirmé : « Le sujet Marafa est le plus grand succès commercial de l’année 2012. »

Outre cela, les lettres de MHY intervenaient dans un contexte où les médias nationaux n’ont souvent pas suffisamment de moyens pour faire des investigations. Lorsqu’un tel sujet entre en scène, les journalistes le nourrissent de commentaires les plus divers afin qu’il reste le plus longtemps possible dans l’actualité.  Faisant feu de tous bois, ils s’en saisissent donc pour fabriquer l’événement. Certains y vont en faisant des investigations sommaires sur le sujet; d’autres en assenant simplement des « vérités », voire des commentaires les plus invraisemblables.

C.   Divergences dans le traitement de l’événement Marafa

Les enjeux sociopolitiques en cause et les stratégies économiques des médias avaient provoqué une certaine divergence dans le traitement de l’événement Marafa. Ses relais ne se contentaient pas seulement de rendre l’info disponible, alors que les médias ne jouaient pas simplement un rôle d’éclairage de l’opinion.

MHY disposait en effet de relais qui organisaient la diffusion des lettres par tous les moyens en usant notamment des techniques électroniques et numériques. Selon certains observateurs, ces relais « motivaient » les journalistes pour chaque lettre publiée. Si certains reporters ont aussi entretenu cette opinion, d’autres, en revanche – les directeurs de publication notamment –, l’ont totalement réfutée. Pour eux, le travail que la presse faisait était un positionnement clair et désintéressé contre l’absolutisme du pouvoir d’Etat. Un courageux, Marafa, avait eu l’audace de dénoncer; il fallait diffuser sa pensée pour entretenir la dissidence qui permet à tout régime de veiller au respect de la démocratie et de la liberté. Quoi qu’il en soit, l’équipe d’avocats à la tête de laquelle se trouvait le Pr. Ndiva Kofele Kale du Social Democratic Front (SDF) [2] faisait pression sur certains médias pour que leurs points de vue soient publiés sans critique. En face, des pontes du régime contre lequel MHY se battait encourageaient aussi d’autres médias à publier des informations pour discréditer les révélations de Marafa.

Les médias qui traitaient l’événement Marafa semblaient ainsi se répartir en deux groupes principaux : d’une part ceux qui soutenaient son action et, d’autre part, ceux qui la discréditaient. Pour ce qui est de la presse écrite spécifiquement, on retrouvait dans le premier groupe un journal comme L’œil du Sahel et des quotidiens à capitaux privés (Le Messager, Mutations, Le jour, La Nouvelle Expression), même s’ils présentaient des dispositions de neutralité. Dans le deuxième, on retrouvait le journal du RDPC, L’Action, le quotidien à capitaux publics Cameroon tribune et certains hebdomadaires dont L’Anecdote, La Météo, etc. Si on peut comprendre la position de L’Action en référence à la ligne d’action du parti au pouvoir, celle des autres, en revanche, obéit à d’autres logiques non facilement décryptables. Il y a comme de la manipulation à un double niveau au moins: l’équipe de Marafa, tout comme les hommes du système contre lequel il lutte, avaient des agendas qu’ils s’efforçaient de cacher aux médias, tandis que les médias eux-mêmes défendaient des camps en raison de mobiles que le public ne savait pas toujours.

La logique des trois « L » que Thomas Atenga (2009) proposait pour lire le traitement médiatique de l’opération Épervier devrait probablement être reconsidérée ici.[3] Dans l’affaire Marafa, certains médias qui l’avaient « léché » autrefois ne l’avaient pas « lâché », encore moins « lynché ». Cette constance était aussi observée chez d’autres qui l’avaient toujours pourfendu. Cela suggère une apparente solidarité des médias aux projets politiques, c’est-à-dire leur appartenance plus ou moins durable à des camps politiques.

Bien que Laurent-Charles Boyomo Assala (1999) démontre clairement qu’entre les journalistes et les politiques il y a une certaine concurrence dans la conquête de l’opinion, on a tendance dans ce cas précis à voir l’espace médiatique comme un sous-champ du champ politique national. Les médias peuvent être ainsi perçus comme un prolongement du champ politique essentiellement caractérisé par des luttes interminables. En tout état de cause, les rapports entre les médias et l’offre politique de MHY furent éminemment complexes et nécessairement ambigus.


[1] Avant MHY, il y a eu Titus Edzoa, interpellé en juillet 1997 et écroué pour détournement de fonds, entre autres, du Stock Régulateur des matières premières, du sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine, du COPISUR relatif au projet de construction de la route Yaoundé – Kribi et Yaoundé – Ayos. Après MHY, Jean-Marie Atangana Mebara a été arrêté et placé en détention préventive dans le cas de plusieurs affaires dont celle relative à l’achat d’un avion présidentiel.
[2] C’est le principal parti de l’opposition représenté au Parlement camerounais.
[3] Cf. chapitre 2. En rappel, dans le premier temps de cette logique, les journalistes courtisans « lèchent » le ministre ou le directeur général d’entreprise publique encore aux affaires (c’est le 1er « L »). Dans un deuxième temps, ils le « lâchent » lorsque le Contrôle supérieur de l’État et la police judiciaire sont à ses trousses (c’est le 2e « L »). Les mêmes journalistes le « lynchent » lorsqu’il est dans les filets de la justice et incarcéré (c’est le 3e « L »).

Deuxième cas

Les élections municipales et législatives du 30 septembre 2013 ont une fois de plus donné l’occasion d’apprécier les rapports entre les médias d’information et le pouvoir politique au Cameroun. Si les médias désignent les moyens de diffusion de masse des nouvelles d’actualité, la politique renvoie ici au processus par lequel ceux qui sont pouvoir gèrent le pays. En période électorale, ces médias sont sensés diffuser quotidiennement des nouvelles significatives pour les candidats et les électeurs. A l’occasion des consultations du 30 septembre cependant, le Conseil national de la communication (CNC), organe de régulation des médias placé auprès du chef du gouvernement, a interdit toute publication des tendances, c’est-à-dire des scores provisoires issus des bureaux de vote, avant la proclamation des résultats officiels. Selon le président du CNC, Mgr Joseph Befe Ateba[1], certains médias sont allés à l’encontre de cette mesure (cf. CRTV, journal de 20h30, 12/10/2013). Mais, l’on constate qu’elle a été respectée par de nombreux organes de presse écrite, de radio et de télévision. Contrairement à la couverture médiatique des scrutins municipaux et législatifs de 2007, 2002, 1997 et 1996, la publication des tendances a été discrète.

Les médias qui se sont ainsi abstenus de publier des résultats provisoires y ont été contraints par la force dissuasive du pouvoir d’Etat. Beaucoup avaient peur d’être suspendus ou de voir l’organe pour lequel ils travaillent sanctionné. Lors de la rencontre organisée par le CNC pour évaluer le comportement des médias durant les élections (cf. CRTV, op. cit.), des journalistes ont marqué leur désaccord par rapport aux « prescriptions » du Conseil. Avant cette rencontre, des journalistes syndicalistes avaient protesté contre la position du président du Conseil (cf. communiqué du SNJC sur 237 medias). Mgr Befe Ateba insiste pourtant sur le fait que le CNC n’invente pas la loi mais qu’il veille simplement à son application. Le président du Conseil, d’un côté, et les journalistes, de l’autre, sont restés campés chacun sur sa position.

Ce désaccord suggère une analyse des enjeux de ce conflit entre des acteurs de l’espace médiatique national. Dans cette perspective, il paraît primordial d’interroger d’abord la nécessité pour le gouvernement d’interdire la publication de tendances à l’issue du scrutin (A), ensuite la perception que les journalistes ont de cette mesure (B), enfin la prospective des rapports entre le CNC et les médias (C).

A.Un sens à l’interdiction de publier des tendances

Si l’interdiction de publier des résultats provisoires au terme du dépouillement des suffrages met à rude épreuve l’équation journalistique, elle s’insère dans un dispositif politique de prévention des troubles qui pourraient naître d’une propagation de la rumeur.

L’équation journalistique dont il est question ici peut se formuler ainsi: Information pertinente = Données sur déroulement du scrutin + Résultats acquis dans les bureaux de vote. La pertinence est liée à l’adéquation entre les nouvelles diffusées et les attentes « logiques » des publics exposés aux médias. Le jour du vote, ces attentes se structurent autour de deux éléments fondamentaux : d’une part la manière dont les opérations se sont déroulées et, d’autre part, les scores au terme de la journée. Un média qui n’attribue pas une valeur à chacune de ces attentes aurait livré une information incomplète. Dans le cas précis des élections du 30 septembre 2013, les journalistes avaient en principe toutes les données pour résoudre leur équation, mais ne pouvaient publier que celles relatives au déroulement du vote. Les médias se sont ainsi privés d’une information vivante au soir du scrutin. Au sens du Code de déontologie de l’Union des journalistes du Cameroun (UJC) de 1996, cette abstention artificielle peut être perçue comme une entorse au droit du public à l’information ou un manquement professionnel. Cela pose un problème de liberté d’expression et l’on se demande pourquoi le gouvernement a voulu que les choses se passent ainsi.

La liberté de presse au Cameroun est encadrée par la législation. La Constitution du 18 janvier 1996, la loi du 19 décembre 1990 sur la communication sociale ainsi que les textes réglementaires subséquents délimitent en effet le domaine d’exercice de cette liberté. Les limites imposées aux médias visent aussi bien la préservation de l’ordre public que la protection des individus et l’intérêt général. En interdisant les médias de publier des tendances d’élections, le président Befe Ateba pense que le CNC est dans son rôle qui est, entre autres, de veiller au respect « […] de la paix sociale […] ; de la liberté et de la responsabilité des médias […] » (cf. décret n°2012/038 du 23 jan. 2012, art. 4). Se fondant sur ces aspects de la loi, le président du CNC avait justifié sa position lors de la conférence de presse ayant précédé les élections et lors du déjeuner de presse consacré à l’évaluation de la couverture médiatique par deux raisons principales. D’une part, l’élection s’apparente à un processus judiciaire et la presse doit s’abstenir de faire des commentaires de nature à influencer ceux qui arbitrent le processus. D’autre part, le dépouillement public des tendances dans les bureaux de vote ne signifie pas que les résultats sont définitifs et donc susceptibles d’être communiqués par les médias.

L’on comprend la réserve et la crainte de Mgr Befe Ateba. L’élection, particulièrement les consultations locales, sont un moment de forte tension. Ce qui y est en jeu c’est la conquête ou la conservation du pouvoir, objet-valeur pour lequel les politiciens sont prêts à tout pour occuper les sièges en compétition. Dans cette bataille, l’information joue un rôle important : elle influence l’opinion en préparant les citoyens à accepter où à réfuter un verdict. Une information douteuse ou fausse peut ainsi entraîner des troubles graves. Ceux qui l’auront reçue auraient tendance à croire que la bonne qui vient la corriger résulte de manipulations visant à les spolier de leur légitimité de décider de qui siègera à la mairie ou au Parlement. Interdire de diffuser les résultats provisoires d’élections avant qu’ils ne soient proclamés par la commission communale ou la commission nationale de recensement des votes est donc une manière d’amener les journalistes à exercer leur responsabilité au bénéfice de la stabilité sociale. Nombreux sont cependant eux qui estiment que l’application de cette mesure est illégale et vide leur travail d’une partie de sa substance.

B.Une perception alternative de la mesure gouvernementale

Trois arguments principaux sont invoqués par des journalistes pour justifier leur désaccord avec la mesure d’interdiction de publication des tendances des résultats des élections.

D’abord, de nombreux journalistes estiment que le président du CNC a commis une hérésie. Emmanuel Gustave Samnick, directeur du quotidien L’Actu, l’un des journaux à avoir publié les tendances, soutient en effet que cette mesure n’est accrochée sur aucun aspect de la loi sur la communication sociale ou du Code électoral. Il est conforté par le Rapport de l’association JADE[2] sur l’observation de la couverture médiatique des élections du 30 septembre 2013. Après avoir fait une revue des textes juridiques liés aux médias et aux élections, le politologue Moussa Njoya Njingou, l’un des rédacteurs de ce rapport, pense que Mgr Befe Ateba a inventé son droit à lui. S’exprimant dans le forum des journalistes 237 médias, Christophe Bobiokono, directeur de l’hebdomadaire Kalara et membres du CNC, affirme que cette décision ne fait pas partie des délibérations du Conseil. Le président l’aurait prise en catimini, sans consultation exhaustive des membres du Conseil comme il est de tradition dans ce genre de situations.

Ensuite, des contenus relatifs aux tendances des résultats du scrutin du 30 septembre 2013 ont abondamment circulé à travers des canaux autres que les médias visés par l’interdiction du CNC. Grâce au téléphone portable, des membres de commissions locales de vote ainsi que des électeurs ont diffusé des chiffres du dépouillement dans des bureaux de vote. Les mêmes pratiques ont été observées dans des antennes communales d’Elections Cameroon (Elecam) où les procès-verbaux des commissions locales étaient reçus et compilés. Des résultats provisoires de circonscriptions électorales entières ont ainsi été diffusés, entre autres, par des observateurs. En dehors du téléphone portable, beaucoup d’autres moyens, dont les réseaux sociaux sur Internet, ont été mis à contribution pour échanger les données sur les tendances. Pour des journalistes professionnels, l’interdiction de la publication de résultats provisoires dans les médias classiques crée dans ce contexte les conditions d’une concurrence déloyale que le gouvernement semble promouvoir. Ici se joue en effet la crédibilité des médias classiques face aux technologies nouvelles, notamment en ce qui concerne leur capacité à donner des nouvelles fraîches au public en période électorale.

Enfin, des journalistes croient que l’interdiction qui frappe les médias de masse usuels est d’autant plus absurde que la loi électorale leur laisse une opportunité de résoudre l’équation journalistique le jour du scrutin. L’article 113 du Code électoral camerounais (loi n°2012 / 001 du 19 avril 2012) énonce qu’«immédiatement après le dépouillement, le résultat acquis dans chaque bureau de vote est rendu public ». Dans la pratique, ce résultat est prononcé devant les membres de la commission locale et les électeurs qui ont assisté au dépouillement. L’article 113 n’interdit donc pas aux médias de constater des résultats le jour du scrutin. Bien plus, le fait que la loi demande au président de commission locale de publier les résultats de son bureau de vote au terme du scrutin est une indication que ce résultat est désormais public. L’on peut ainsi croire que les médias ne relaient que des résultats déjà disponibles, même si ceux-ci restent provisoires. Par ailleurs, rendre compte des tendances dans les bureaux de vote ne signifie nullement faire des commentaires de nature à influencer le processus de validation/invalidation des résultats acquis sur le terrain. Invité d’Actualités Hebdo (cf. CRTV, 13/10/2013), Augustin Kontchou K., politologue et ancien ministre de la Communication, a vibré en phase avec la contestation des journalistes. Pour lui, l’interdiction en question favorise la propagation de la rumeur que le gouvernement voudrait justement éviter. Il estime qu’il faudrait plutôt travailler à ce qu’une information fiable soit publiée à temps pour empêcher la rumeur d’envahir la scène.

C.Une lutte entre le politique et les médias

La confrontation entre le désir de médiatiser les résultats provisoires d’élections et la volonté de laisser à l’autorité dédiée la primeur de la diffusion des informations sur l’issue des scrutins est l’expression d’une dialectique permanente entre le « pouvoir médiatique » et le « pouvoir » politique.

Le pouvoir médiatique désigne la possibilité d’orienter, par l’information, le comportement des citoyens. Le pouvoir politique, quant à lui, fait ici référence à la gestion de l’Etat dans une perspective souhaitée par le « régime » en place. Bien que chacun des pouvoirs reconnaît l’importance de l’autre pour un bon fonctionnement de la démocratie, le bénéfice que l’un pourrait tirer des mesures prises par l’autre n’est généralement qu’un gain collatéral. Dans la dialectique entre les deux « pouvoirs » en effet, chacun veut dominer et soumettre l’autre. Le politique a l’intention d’orienter le traitement médiatique des informations dans un sens qui lui est profitable alors que les médias souhaitent avoir une telle indépendance que le politique soit obligé de se plier à ce que les journalistes brandissent comme étant des exigences techniques de leur profession. Dans cet affrontement, l’on peut constater, avec l’événement électoral du 30 septembre 2013, que les médias semblent perdre une bataille.

Par ses communications, le pouvoir politique donne l’impression de les avoir assujettis malgré tout en procédant par intimidation puisqu’avant le scrutin, le CNC avait déjà manipulé avec un certain succès l’arme de la suspension qu’il détient par la force du décret. Par exemple, certains journalistes et médias ont été punis le 05 septembre 2013, globalement pour manquement à l’éthique (cf. Mutations n° 3482, 10/09/2013, p. 7). Convaincu du fait que le CNC est un instrument aux mains du gouvernement, des journalistes et autres communicateurs pensent que le pouvoir veut rendre la presse impotente. Charles Mongue Mouyeme, par exemple, n’affirmait-il pas au lendemain de la suspension de certaines directeurs de publication et de journaux que « ceux qui suspendent savent très bien qu’en le faisant ils signent carrément l’arrêt de mort du média » ? Au sein des syndicats de journalistes, l’on pense que le CNC rend un très mauvais service à la presse. En guise de représailles, Paul-Joel Kamtchang a par exemple proposé dans le réseau Cameroon Politics l’initiation d’une pétition pour la dissolution du Conseil.

A y regarder de près, le travail que fait cet organe est une actualisation de la « guerre » inaugurée depuis le début des années 1960 par le pouvoir qui a succédé à la colonisation. Les « régimes » successifs au Cameroun ont toujours affiché leur volonté de contrôler de manière ostentatoire ou voilée l’action des médias. Le CNC apporte simplement une dimension « professionnelle » à cet exercice. Mais les médias ont bien souvent réussi à trouver la parade, parfois au prix d’emprisonnements de journalistes. La réaction des professionnels des médias face à l’interdiction de publier des résultats provisoires d’élections est un indicateur qu’ils poursuivront la contestation. Il s’agit en tous les cas d’un conflit permanent dans un champ où aucune position n’est définitivement acquise. La dynamique de lutte est entretenue par le fait que les médias ne se laissent pas faire.


[1] Il est un évêque de l’Église catholique qui est au Cameroun.

[2] Journalistes en Afrique pour le développement.

Troisième cas

L’histoire politique du monde fourmille d’illustrations de la mise en œuvre des médias dans la conquête et la conservation du pouvoir. On a connu l’époque du viol des foules par la propagande politique où l’utilisation à outrance des médias de masse permettait de souder le peuple autour d’une idéologie. En Occident, l’Allemagne hitlérienne, l’Espagne franquiste ou alors l’Italie mussoliniste ont servi au monde d’historiques exemples d’utilisation des médias en politique. En Afrique au début des années 1960, ceux qui avaient pris le pouvoir ont abondamment utilisé des médias pour l’asseoir. Dans la majorité des cas, on était dans des régimes de dictature et dans une situation de pénurie médiatique.[1]

L’étude de la contribution des médias à l’alternance politique est une illustration intéressante des rapports entre médias et politique. L’analyse se limite à l’élection présidentielle, seul scrutin qui donne lieu à un changement à la tête de l’État, l’exécutif étant le pouvoir qui exprime le mieux la vitalité d’une démocratie ou d’une dictature. Des faits, tirés de quelques cas saillants de l’utilisation des médias lors des élections aussi bien en Occident qu’en Afrique, nourrissent l’analyse. En Occident, l’expérience des États-Unis est un riche terrain d’exploration, notamment avec l’élection du 04 novembre 2008 (A). En Afrique, l’exemple du Ghana avec le scrutin de décembre 2008 de même que celui du Sénégal (mars 2000) permet de saisir d’autres réalités (B). Le Cameroun, quant à lui, est un cas singulier de l’utilisation des médias avec des résultats mitigés (C).

A.         Les médias et l’alternance aux États-Unis

Le Messager a consacré le 05 décembre 2008 un dossier à l’utilisation des nouveaux médias dans la campagne électorale présidentielle aux États-Unis. Félix Pene, correspondant du quotidien à Chicago, a montré comment Internet a contribué à la victoire de Barack Hussein Obama qui a ainsi remplacé George Walker Bush à la Maison Blanche. Le démocrate Obama a en effet battu John McCain par un score de 53% du vote populaire contre 47% pour le républicain.

« Les micros ont été vérifiés et toutes les télés sont là ! »« Ok, mais est-ce que la salle est équipée en wi-fi ? » Extrait d’un échange entre David Plouffe, le responsable de la logistique de campagne d’Obama et ce dernier. Alors que son logisticien se préoccupait de l’équipement de la salle où il s’apprêtait à prendre la parole, Obama, lui, focalisait sur la liaison Internet, au cœur  de son dispositif de communication. L’équipe de campagne de Barack Obama a en effet utilisé des outils du web dont les blogs, sites participatifs, réseaux, plateformes de partage de vidéos, marketing mobile, publicité, liens sponsorisés, collectes de dons en ligne, etc. Toutes les ressources des nouvelles technologies de la communication disponibles ont été exploitées depuis les primaires d’investiture jusqu’à la proclamation des résultats. Ces ressources ont ainsi permis de trouver des bénévoles, de lever des fonds, de sensibiliser les électeurs, de gérer les infos et surtout de recenser les électeurs indécis et les inciter à aller voter … Cette approche high-tech a d’abord mis en déroute l’ex-première dame des États-Unis, Hilary Clinton, lors des  primaires démocrates, avant de déstabiliser pendant l’élection proprement dite le vétéran du Vietnam John McCain en finale.

            Lors des primaires, Barack Obama a tissé sa toile sur le net : My Barack Obama.com. C’est sur ce site qu’on pouvait trouver son emploi du temps, ses principaux arguments ainsi que les vidéos de ses discours. Ce site était aussi le lieu de rendez-vous des supporters et surtout le réceptacle des dons ou des déclarations de dons pour financer la campagne. Près de 2 millions et demi de donateurs ont envoyé une moyenne de 200 dollars chacun au site. Ce qui a contribué à constituer un trésor de « guerre » de près de 700 millions de dollars. Avec ce pactole, non seulement le candidat démocrate a acheté des milliers de spots dans les chaînes de télévision, mais il a surtout inondé tous les grands sites Internet américains de bannières publicitaires.

            Sans les moyens constitués grâce aux petits dons via Internet, Barack Obama n’aurait pas pu quadriller le territoire américain de petites antennes locales de campagne qui ont assuré le plus grand retentissement à chacune de ses visites. Avec lui, Internet s’est illustré comme un vecteur privilégié des campagnes modernes et un accompagnateur d’alternances au sommet des États.

B.                Les médias et l’alternance au Ghana et au Sénégal

L’une des occasions où l’on a observé la contribution de médias dans l’alternance au sommet de l’État en Afrique c’est l’élection présidentielle au Ghana en 2008 et la présidentielle sénégalaise de l’an 2000.

Au Ghana, le Pr. John Evans Atta-Mills, candidat du Congrès national démocratique, parti d’opposition, a remporté 50,23% de suffrages, contre 49,77% pour Nana Akufo-Addo, candidat du Nouveau parti patriotique, alors au pouvoir depuis huit ans. Alex Gustave Azébazé qui a observé ces élections pour le compte de The Carter Center, indique que le rôle des médias ghanéens a été primordial dans la crédibilité et la transparence du scrutin. Son commentaire[2] : « Il ne faut pas négliger le rôle des médias qui, en toute responsabilité, ont couvert […] ce processus. C’est par exemple une télévision privée, Metro, qui annonçait dès le soir du vote, comme tendances, les résultats certifiés par les commissions électorales aux niveaux régionaux.» Au cœur de cette orchestration médiatique, il y a la valeur ajoutée du téléphone portable qui a alimenté les médias en informations à partir des lieux de vote. A l’issue du scrutin, des médias ont relayé les propos du président sortant, John Kufor, qui appelait au calme et à la responsabilité. Par téléphone, les deux adversaires ont échangé des félicitations. Par des messages radiotélévisés, le président élu a appelé son propre camp à un triomphe modeste.

Huit ans avant le Ghana, le Sénégal a fait l’expérience de la contribution des médias à l’alternance. La présidentielle des 27 février et 19 mars 2000 a mis en exergue le rôle des médias dans la régulation du jeu démocratique. A côté de la presse écrite, de la radio et de la télévision, le téléphone mobile s’est positionné comme un média capable d’influencer l’opinion et surtout de faciliter le contrôle des opérations de vote. Pour Mamadou Ndiaye, chercheur, le téléphone portable a joué un rôle important dans le changement de régime intervenu au Sénégal. Dans un article publié à l’occasion de l’édition 2008 du « Prix IPAO – Sociétés de l’Information », Norbert Ouendji, chercheur, revient sur la notion de « portables de la transparence ». Voici ce qu’il écrit : « Mobilisées autour du candidat du sopi, les populations avides de changement étaient en effet prêtes à tout pour rompre avec 40 ans de confiscation du jeu politique par le Parti socialiste (PS). Me Abdoulaye Wade, leader du Parti démocratique sénégalais (PDS), 74 ans à l’époque, a remporté la présidentielle au deuxième tour avec 58,5% contre 41,5% pour Abdou Diouf (président sortant), 61 ans. Le téléphone cellulaire a contraint les deux candidats […] à respecter les résultats annoncés quasi instantanément par  les radios privées sénégalaises, reconnaît Abou Abel dans un dossier publié par Le Courrier de l’UNESCO en juillet /août 2000. Il parle des portables de la transparence pour montrer que, grâce à cet objet nomade, les journalistes ont contribué au respect des principes élémentaires de la démocratie. »

            Les reporters des chaînes locales comme Wal Fadjri FM et Sud FM avaient sillonné les circonscriptions importantes et les principaux bureaux de vote, n’hésitant pas à utiliser leur GSM pour donner les tendances au fur et à mesure qu’elles étaient disponibles. Les informations étaient diffusées en français et en wolof. Leur retransmission en temps réel sur les ondes avait permis aux citoyens de connaître la vérité des urnes et d’éviter les manipulations.

C.               Les médias et la stabilité politique au Cameroun

Huit ans avant le Sénégal, l’expérience démocratique au Cameroun n’a pas abouti à l’alternance au sommet de l’État. En 1992 en effet, le président sortant est candidat à sa propre succession. Une partie du peuple a soif de changement. A l’issue du scrutin, Paul Biya est déclaré vainqueur par la Cour Suprême, avec environ 39 % de suffrages contre environ 35 % pour Ni John Fru Ndi qui arrive en deuxième position, devant une dizaine d’autres candidats. Pourtant, depuis 1990, les médias accompagnent le peuple dans ses revendications pour plus de liberté et de démocratie.

            Suite à la loi libéralisant la communication sociale, de nombreux journaux sont nés. La presse s’est répartie en deux camps : d’un côté celle proche du pouvoir[3] et de l’autre, celle proche des forces d’opposition[4]. L’acte d’achat d’un journal était pour certains une participation à l’effort de conquête du pouvoir. Certains journalistes faisaient corps avec des hommes politiques. Leurs articles étaient des lettres ouvertes au président de la République pour revendiquer son départ du palais présidentiel. Edmond  Kamguia, journaliste, parle du « journalisme du carton rouge ». Pour ce qui est de l’audiovisuel, seule la Cameroun – Radio – Télévision (CRTV) était autorisée à émettre. Si l’opposition ne bénéficiait que des attentions de la presse écrite à capitaux privés, le RDPC au pouvoir était soutenu à la fois par la radio, la  télévision et les journaux à capitaux publics. Des communicateurs de renommée internationale furent consultés par le parti au pouvoir. Les concepts « homme-lion », « homme courage », furent inventés. Ils indiquaient que le président sortant, comme le lion, réunirait tout le courage nécessaire pour dévorer ses adversaires. L’affichage est entré en scène. En ville comme en campagne, des affiches présentant une photographie du président sous ses beaux jours étaient placardées dans des espaces ouverts au public.

Malgré ce déploiement médiatique de part et d’autre avec des moyens inégaux – ceux du parti au pouvoir étaient nettement supérieurs – les attentes des parties en compétition n’ont pas été comblées. D’un côté, la puissance médiatique du « régime » en place n’a pas transformé l’opinion publique puisque les voix de l’opposition réunie étaient nettement supérieures à celles du parti au pouvoir. De l’autre, le soutien de la majorité des citoyens à l’opposition, accompagnée par une poignée de médias jouant à fond la carte de la communication à plusieurs niveaux, n’a pas pu susciter l’alternance au pouvoir.

Différentes expériences de l’utilisation des médias lors des campagnes politiques montrent que ceux-ci n’ont certainement pas le pouvoir qu’on leur prête, même si leur influence est certaine. Le changement politique est davantage tributaire du rôle des acteurs sociaux, les médias ne jouant davantage qu’un rôle de chien de garde.


[1] Avec la démocratisation et l’explosion des moyens d’information, on ne parle véritablement plus de viol des foules. On analyse surtout la contribution des médias dans les mutations politiques. Ce changement de paradigme se justifie à la fois par la mise en exergue de la relativité du pouvoir des médias et de la place centrale de l’acteur dans le changement social.
[2] Journaliste et acteur de la  société civile camerounaise, Alex-Gustave Azébazé a accordé une interview sur la question au quotidien Mutations n° 2321 du 24 janvier 2009, p. 11.
[3] Le groupe des médias pro RDPC était constitué des médias à capitaux publics (Cameroon tribune, CRTV radio et télé) et des journaux comme Le Patriote ou L’Action, journal du parti.
[4] Le groupe des médias – c’était essentiellement la presse  écrite – proches de l’opposition étaient constitué d’un trio de tête (Le Messager, Challenge Hebdo, La Nouvelle Expression), et des autres titres dont The Herald ou encore The Socialist Chronicle, SDF Echos, etc.

 

Quatrième cas

Si les médias subissent des déterminations politiques, ils ne les acceptent pas sans rechigner. En théorie, le politique ne libéralise presque jamais les médias par magnanimité; il le fait bien souvent parce qu’il y est contraint. Le terrain Cameroun offre une occasion d’observer les dimensions et les enjeux de cette bataille entre des acteurs sociaux. L’observation porte en particulier sur la décennie 1990 marquée par des rapports singulièrement tendus entre les médias et certains entrepreneurs politiques. L’on a ainsi pu remarquer que la libéralisation des médias est le résultat d’une négociation dans un contexte d’émergence de vives revendications sociopolitiques.

Ce contexte est analysé ici à partir de l’orée des années 1990 où les États africains étaient en proie à de multiples convulsions démocratiques, jusqu’en début d’année 2000 quand des textes d’application de la loi libéralisant l’audiovisuel au Cameroun ont été signés. L’analyse exploite principalement les discours officiels à l’ouverture des états généraux de la culture en 1991 et des états généraux de la communication en 1994. Ces processus politiques furent initiés dans le dessein de réorienter les « politiques publiques » de la culture et de la communication.

L’examen d’un tel contexte met en exergue tout d’abord l’effet du « vent de l’Est » et l’exigence de démocratisation de l’Afrique (A). Il met ensuite en relief les antagonismes entre la société civile et les pouvoirs publics (B). Il relève enfin l’implication de partenaires internationaux plutôt favorables à la libéralisation (C).

A.              Le « vent d’Est » et la démocratisation en Afrique

Les allocutions prononcées lors des états généraux de la culture et de la communication renseignent sur le contexte sociopolitique de la libéralisation des médias au Cameroun. Le discours d’ouverture des états généraux de la culture justifie son organisation, entre autres, par « la conjoncture nationale et internationale [qui] l’exige » (Kontchou Kouomeni 1992 : 24). Celui d’ouverture des états généraux de la communication, lui, fait référence à certains événements ayant précédé son énonciation : «La perestroïka en Union Soviétique, le vent d’est[1], le discours de la Baule du président de la République Française François Mitterrand, et la diplomatie des droits de l’homme, à la manière des États-Unis d’Amérique »(Kontchou Kouomegni 1995 : 28). Ces événements ont donné un souffle aux revendications sociopolitiques en Afrique et au Cameroun[2]. Selon Mabou (2004 : 100), « la libéralisation de l’audiovisuel a été impulsée par le mouvement de démocratisation qui a envahi l’espace public africain à l’aube des années 90, marquant une rupture par rapport à l’ordre médiatique qui prévalait jusque-là. » Ce mouvement de démocratisation est lié aux contestations « portées par les vents de liberté qui ont soufflé sur le continent à la faveur de l’implosion du monde communiste de l’Europe centrale et de l’est, par la crise politique et l’impasse économique auxquelles étaient confrontés les États africains. »

Face à la déferlante démocratique amplifiée par la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989, François Mitterrand avait en effet réuni à La Baule le 20 juin 1990 des présidents de l’Afrique francophone[3] pour leur parler de démocratie en ces termes : « C’est un principe universel qui vient d’apparaître aux peuples de l’Europe centrale comme une évidence absolue au point qu’en l’espace de quelques semaines, les régimes, considérés comme les plus forts, ont été bouleversés […] Il faut bien se dire que ce souffle fera le tour de la planète ».[4] Pour le président français, les chefs d’États africains dont certains avaient installé dans leurs pays une dictature crue depuis les indépendances dans les années 1960, parfois avec le soutien de la France, devaient accomplir une ouverture démocratique. Il proposait alors un nouveau modèle de gouvernance : « Système représentatif, élections libres, multipartisme, liberté de la presse, indépendance de la magistrature, refus de la censure : voilà le schéma dont nous disposons […] Puis-je me permettre de vous dire que c’est la direction qu’il faut suivre. »[5]

Au Cameroun, une session parlementaire dite « session des libertés » s’était alors tenue à l’Assemblée nationale au dernier trimestre de l’année 1990. Celle-ci avait accouché de nombreuses lois libéralisant la vie sociopolitique dont celle sur la communication sociale. A l’ouverture des états généraux de la culture un an après, Augustin Kontchou Kouomegni (1992 : 19), ci-devant ministre de l’Information et de la culture, avait placé ceux-ci sous le signe de l’ouverture démocratique en affirmant : « Au moment où le Cameroun entre dans une phase palpitante et décisive de son histoire, dominée par […] plus de liberté, de démocratie et de prospérité […], il eût été incompréhensible et impardonnable que le débat sur la culture, sur notre culture, fût négligé ou oublié. » En 1991, l’enjeu de l’orientation culturelle c’était donc la démocratisation et le changement de société.

L’allocution du ministre de l’Information et de la culture envisageait la politique culturelle que les états généraux de 1991 avaient la mission de définir comme un instrument pour guider les citoyens engagés sur la voie du changement démocratique.[6] Trois ans après les états généraux de la culture, Augustin Kontchou Kouomegni, ouvrant les travaux des états généraux de la communication, plaçait une fois de plus les questions de démocratisation au centre de son propos. « Depuis douze ans, déclarait-il, le Cameroun est devenu un grand chantier de la démocratisation ; chantier difficile certes, mais mettant en place progressivement et méthodiquement, un cadre normatif libérateur et garantissant la pratique au quotidien des libertés » (Kontchou Kouomegni 1995: 27).

Les participants à ces états généraux formulaient, entre autres, le vœu de voir certaines dispositions de la loi de 1990 qui freinaient le plein exercice de la liberté de presse supprimées. Parmi ces dispositions, figuraient celles relatives à la censure administrative et celles se rapportant à l’obtention de licences audiovisuelles. En novembre 1995, le ministre de la Communication défendait devant la représentation nationale un projet de modification de la loi sur la communication sociale. L’un des amendements concernait cette censure administrative. L’exposé des motifs indiquait que l’intervention de l’autorité administrative avant la publication n’avait plus sa raison d’être. « Les évolutions progressistes de notre société et les engagements fermes du chef de l’État en faveur de la libéralisation totale de la presse conduisent aujourd’hui à proposer la suppression de ces dispositions », pouvait-on lire sur l’exposé des motifs. En le faisant, estimait alors le gouvernement, « la législation camerounaise serait dès lors classée parmi les plus libérales en matière de communication sociale. » La censure préalable abolie, des acteurs médiatiques et culturels se sont attaqués à un autre chantier : l’application des dispositions de la loi de 1990 sur la libéralisation de l’audiovisuel, mais ils n’obtiendront pas gain de cause de si tôt. Las d’attendre, et profitant du vide, des producteurs – Multimedia Centre à Yaoundé et VidéoPro à Douala en sont des exemples – de radios et télévisions privées ainsi que des câblo-opérateurs ont commencé à fonctionner.

Le discours qui dessine l’orientation camerounaise des médias apparaît ainsi comme la correction de ce déficit de liberté. Il s’agit d’un problème public qui mettait alors en scène différents acteurs aux intérêts divergents. Ces acteurs sont aussi repérables dans les allocutions d’ouverture des états généraux de la culture puis de la communication.

B.               L’antagonisme entre société civile et pouvoirs publics

Le premier groupe d’acteurs identifiable dans le discours gouvernemental ce sont « les délégués […] aux états généraux » (Kontchou Kouomegni 1995 : 23).Ils représentaient non seulement les membres des professions de la culture et de la communication, mais aussi l’ensemble des citoyens sur qui des décisions publiques dans ces domaines pourraient avoir un impact. Au moment où se tenaient les états généraux, ces délégués se réclamaient de la société civile et la classe politique. Il s’agissait en fait d’un ensemble hétérogène d’organisations et parfois d’individus qui donnaient l’impression de subir des abus d’autorités publiques. Selon ces derniers, il était temps, comme le reprend Linus Onana Mvondo (2004 : 45) de « donner l’assaut, la contre-attaque et stopper les dribbles de la ‘cohorte des fascistes qui confisquent la République’ ». Pour la plupart d’entre eux, l’objectif c’était le changement.

Convaincu que ce changement ne passera que par une action populaire – soit le vote massif contre le régime en place soit l’insurrection – ce groupe d’acteurs estimait que la conquête et l’élargissement des espaces de liberté étaient primordiaux. C’est en effet dans ces espaces de liberté que l’opinion publique devait être formée à travers l’expression et le libre partage/diffusion des pensées et des opinions. La libéralisation de l’espace médiatique et de tous les autres lieux d’expression de la pensée était dès lors considérée comme objectif d’étape à atteindre. Le principal moyen commun aux organisations de la société civile et politique pour poursuivre cet objectif c’était la formation de l’opinion publique et leur engagement dans l’action pour revendiquer le changement. Meetings, pétitions, plaidoyers, marches, etc., étaient des armes de mobilisation. Le discours que ces derniers produisaient à ces occasions était une parole pour subvertir et challenger l’ordre politique en place et apporter le changement.

La société civile et politique d’opposition devait alors s’appuyer sur les médias pour relayer leurs actions. La Cameroun-Radio-Télévision (CRTV) ne leur donnait pas satisfaction. Selon une étude du Centre de recherche et d’étude en économie et sondage (CRETES) réalisée en 1995, 69,3% des Camerounais à cette époque estimaient que la chaîne à capitaux publics ne servait pas la démocratie, tandis que 86,7% pensaient qu’elle n’était pas neutre, autrement dit qu’elle servait les intérêts du RDPC au pouvoir (FES 1996 : 65). C’est ainsi que 80% des sondés avaient plébiscité « la création des chaînes privées » comme solution à l’amélioration de la prestation audiovisuelle nationale (FES 1996 : 73). Comme le démontre Emmanuel Tatah Mentan (2000), la réception des chaînes audiovisuelles étrangères et l’insistance sur la création de chaînes privées nationales étaient en réalité une résistance au monopole des entreprises publiques de communication qui ne diffusaient en principe que des contenus favorables au maintien de la classe gouvernante au pouvoir. Le retard pris dans la mise en œuvre de la libéralisation énoncée dans la loi de 1990 avait en effet laissé un goût d’inachevé. L’accomplissement effectif de la réforme devenait alors une hantise pour les acteurs de la société civile et politique de l’opposition. De par leur profil idéologique, leurs objectifs et leurs actions, leurs rapports avec les autorités publiques étaient essentiellement conflictuels.

Le deuxième groupe d’acteurs présent dans le discours gouvernemental des états généraux de la culture et de la communication était constitué des autorités publiques. Il s’agissait de personnalités occupant des fonctions publiques, qui se reconnaissaient dans les actions du gouvernement et participaient directement à la gestion du pouvoir. Dans ce groupe se retrouvaient autant ceux qui exerçaient le pouvoir réglementaire à tous les niveaux que ceux qui faisaient les lois et ceux qui étaient chargés de les appliquer. Leur objectif principal c’était la conservation du pouvoir, autrement dit des avantages acquis. Ainsi, ils devaient prévenir et/ou éviter tout soulèvement qui renverserait l’ordre des choses. Tout était donc fait pour ne pas libéraliser l’espace public à l’aveuglette. D’où la nécessité de mettre des garde-fous nécessaires au contrôle des contenus diffusés dans les espaces ouverts au public et dans les médias.

Le ministre de la Communication avait par exemple eu du mal à faire passer la suppression de la censure administrative à l’Assemblée nationale en novembre 1995. Dans leur rapport d’étude préalable avant la soumission au vote en plénière, les membres de la Commission de l’éducation avaient « souhaité avec insistance que la levée de la censure administrative préalable soit accompagnée d’une responsabilité accrue des journalistes ». Ceux de la Commission des lois constitutionnelles  avaient demandé, dans leur rapport au fond, que le gouvernement préconise des mesures « pour protéger les citoyens contre les débordements de certains organes de presse en quête de sensation et de publicité ».Selon leur logique, il n’était pas bon de céder sous la pression de ceux qui voulaient une « libéralisation brutale » de la vie publique et donc des médias. Les hommes de pouvoir souhaitaient éviter que de nouveaux moyens d’expression qui se créeraient à côté des médias à capitaux publics ne deviennent des relais de groupes dissidents et déséquilibrent le rapport de forces dans la conquête de l’opinion publique.

Le régime du Renouveau n’était toutefois pas radicalement opposé à l’idée de libéralisation. Celle-ci devait se faire selon un timing fixé par le pouvoir en place. Seulement, cette position initiale a évolué plus vite que prévu en fonction du contexte. Les dirigeants étaient en effet conscients que les revendications de la société civile et politique drainent des foules. Ils savaient que ces acteurs étaient déterminés à atteindre leur objectif et, surtout, qu’ils bénéficiaient de la sympathie des institutions internationales et de certains pays étrangers. Fort de tout cela, les autorités publiques ont admis l’idée d’une évolution rapide vers la libéralisation. Ils voulaient cependant garder à tout prix le pouvoir et, partant, le contrôle de l’opinion.

C.              Le rôle des partenaires internationaux

Au-delà de la société civile et des pouvoirs publics et politiques au pouvoir, l’on observe une forte présence des partenaires internationaux dans la négociation de l’orientation publique des médias au Cameroun.

L’allocution prononcée en 1991 se « réjouit de la présence massive » des ambassadeurs de pays étrangers[7] aux assises nationales en vue de redéfinir le nouveau dessein culturel du Cameroun. En plus des ambassadeurs et chef de missions diplomatiques dont elle « salue la présence si réconfortante et encourageante » et « remercie de tout cœur », celle de 1994 parle des « organisations internationales » et particulièrement de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture. Le ministre de la Communication affirmait alors que celle-ci venait d’accorder un financement en vue de la modernisation de l’agence de presse nationale Camnews à travers le projet CANAD (Central Africa News Agencies Development). En couverture des Actes des états généraux de la communication, il est aussi mentionné que l’ouvrage « est honorée d’une subvention de l’Unesco ». En dehors des organes spécialisés de l’Organisation des Nations unies, des organisations politiques et culturelles internationales à l’instar du Commonwealth of nations ou de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) faisaient partie des partenaires internationaux dans la négociation d’une orientation culturelle et communicationnelle libérale au Cameroun. Ces partenaires étaient aussi constitués d’ONG internationales de défense de la liberté d’expression à travers le monde. Les partenaires internationaux étaient donc nombreux et distincts. Mais ce qui les identifiait communément dans ce contexte c’est qu’ils jouaient, à distance, un rôle de soutien aux deux groupes d’acteurs directement impliqués dans la bataille autour de l’audiovisuel.

Certains supportaient le régime en place alors que d’autres soutenaient les forces dites progressistes. La majorité jouait un rôle d’arbitre entre les prétentions des deux parties. Leur objectif c’était le compromis social ; mais au sujet de la libéralisation des médias, tous semblaient d’accord pour une plus grande ouverture. Leurs moyens d’action étaient les instruments juridiques internationaux consacrant la liberté d’expression comme droit fondamental des peuples, l’appui aux associations de la société civile en termes de formation, le financement d’études et de plaidoyers, le lobbying pour que ces instruments juridiques soient validés dans les textes nationaux et appliqués. Les partenaires internationaux faisaient alors une sorte de « pression » sur le pouvoir en place afin qu’il libéralise le plus largement possible. Cette pression était d’ailleurs visible dans la défense, par le gouvernement, du projet de modification de la loi de 1990 visant à supprimer la censure préalable. Face aux hésitations des députés dans leur « rapport pour avis » en novembre 1995, le ministre en charge de la Communication avait déclaré : « Le gouvernement, pour des raisons de politique interne et internationale, tient à l’adoption de ce projet de loi […] »  Par la suite, il avait soutenu en réponse au « rapport au fond » des membres de la représentation nationale que le dépôt de ce projet suivait un calendrier politique précis et qu’il « rentre dans le cadre de l’objectif prioritaire du gouvernement de se doter d’une nouvelle image aussi bien à l’intérieur qu’à l’étranger. »

Le bien fondé d’une libéralisation plus accélérée s’expliquait ainsi aussi par la pression que le gouvernement camerounais recevait de ses partenaires étrangers. Comme l’explique en effet Pierre Müller (2000 : 189) qui fait une analyse cognitive des politiques publiques, « la dimension du global paraît incontournable pour comprendre les logiques à l’œuvre dans les changements de politiques publiques, même si ce type d’analyse met en avant le rôle des acteurs dans la construction des cadres d’interprétation du monde et la mise en œuvre concrète de la dialectique du global et du ‘sectoriel’. » C’est ainsi que l’on est passé d’une confrontation entre ceux qui revendiquaient les libertés et les pouvoirs publics qui voulaient s’entourer de précautions avant d’ouvrir le champ culturel et médiatique à l’initiative privée, à la négociation, puis à un compromis grâce à l’encouragement de partenaires internationaux. Au-delà de la parole politique, ce compromis ce sont les textes législatifs et réglementaires qui fixent aujourd’hui l’orientation culturelle et communicationnelle du Cameroun.

L’on peut toutefois estimer que ce compromis reste très favorable au pouvoir en place. En effet, les textes encadrant le développement des médias au Cameroun recèlent un double paradoxe : d’une part une libéralisation mitigée et, d’autre part, une protection de la production nationale sans garantie d’efficacité. Ce paradoxe peut être vu comme un effet induit de la décompression autoritaire dont parle Luc Sindjoun (1999) à l’orée des années 1990. L’État autoritaire a lâché du lest sous diverses pressions – notamment celle de la société civile et politique et des partenaires étrangers – sans perdre l’initiative. Le paradoxe de la protection, quant à lui, peut être perçu comme un moyen d’empêcher le développement d’une industrie médiatique économiquement viable et conséquemment « indépendante » par rapport au pouvoir politique.

L’examen du contexte de la libéralisation des médias au Cameroun fait donc percevoir une méfiance de l’État vis-à-vis des opérateurs privés. L’attitude de l’État est susceptible d’incliner ces derniers à douter de la sincérité des personnes au pouvoir quant à la liberté d’initiative, la protection de leur activité et la promotion de la diversité.


[1] Popularisée par les journalistes, l’expression « vent d’est » est une image qui montre comment des dictatures étaient balayées un à un grâce aux mouvements de révolte populaire à partir de l’Europe de l’Est, comme une tornade itinérante qui ravage des forteresses sur son passage.
[2] Augustin Kontchou Kouomegni s’attache toutefois à montrer que le processus démocratique était déjà enclenché dans le cadre de la politique du Renouveau national bien avant ces événements.
[3] Le discours est prononcé à la séance solennelle d’ouverture de la 16e conférence des chefs d’État de France et d’Afrique.
[4] L’intégralité de ce discours peut être téléchargée sous www.congoforum.be/…/Discours%20de%20la%20Baule.
[5] Mitterrand 1990. Discours de La Baule.
[6] On peut ainsi voir dans ces états généraux une réponse affirmative à l’interrogation de Daniel Etounga-Manguelle (1993) qui, quelques années plus tôt, se demandait si l’Afrique avait besoin d’un programme d’ajustement culturel.

[7] Les « pays amis » ont joué un rôle important dans les années 1990 au Cameroun.  Parmi eux, l’on peut citer la France dont l’ambassadeur à Yaoundé, Yvon Omnes, a pris faits et causes pour le régime en place, et les États-Unis dont l’ambassadeur, Frances Cook, soutenait ouvertement l’opposition politique. Voir notamment Onana Mvondo (2004 : 357).

L’Université de Dschang rentre dans l’histoire

Le train de la célébration du cinquantenaire de la réunification du Cameroun est désormais en gare. Ce 20 février 2014, Buéa, chef-lieu de la région du Sud-Ouest et capitale nationale de la commémoration, de même que tous les chefs-lieux des 58 départements du pays, ont vibré au rythme du défilé. Dans la Menoua, la fête qui a débuté à 10h a revêtu un cachet particulier du fait de la participation de l’université. Dschang est en effet le seul chef-lieu de département à abriter une université d’Etat au Cameroun.

Cette institution qui prépare la célébration des cinquantenaires de l’indépendance et de la réunification depuis 03 ans a mis les petits plats dans les grands pour que la Menoua fasse résonner sa voix au-delà de ses limites territoriales. De fait, l’Université de Dschang est la seule des 08 universités publiques à avoir organisé un colloque en mai 2010 et à en avoir publié des actes. Cet ouvrage intitulé Cinquantenaire de l’indépendance et de la réunification du Cameroun – Bilan, enjeux et perspectives a paru fin 2013 avec une préface du Pr. Jacques Fame Ndongo. Il s’agit d’une contribution à la conservation de la mémoire collective, relativement aux faits parfois négligés mais déterminants dans l’évolution politique du pays.

 

L’UDs fait sensation à Buéa et à Dschang

Le soin mis dans la préparation des 50 ans de l’indépendance s’est ressenti dans la commémoration de la réunification malgré le fait que tout s’est accéléré à la dernière semaine. L’Université de Dschang a honorablement affiché sa présence sur deux fronts. Environ 200 étudiants triés sur le volet ont ainsi fermement manifesté à Buéa et à Dschang. Dans la capitale de la célébration, un détachement d’une vingtaine de cop’s conduits par le chef du service des activités culturelles, André Lissene, a défilé devant le chef de l’Etat, SE Paul Biya, dans la séquence réservée aux universités. La retransmission en direct à la Cameroon Radio-Television a projeté l’image d’une Université de Dschang sereine et sérieuse sur les visages, vigoureuse et rigoureuse dans les pas.

A la place des fêtes de la Menoua, environ 180 étudiants ont été déployés et répartis dans quatre sections : la fanfare qui a animé tout le défilé, les majorettes, le carré d’honneur, le carré des 5 établissements présents sur les campus A, B et C à Dschang. Si les autres sections ont répété leurs parades traditionnelles, le carré d’honneur a gratifié le public d’une touche particulière : une mise en scène d’Amadou Ahidjo et de John Ngu Foncha signant l’accord de 1961 à Foumban, puis les chefs traditionnels dansant tout autour pour magnifier la réunification. Ils étaient suivis par leurs camarades parés de symboles représentant les quatre principales aires culturelles du pays : l’aire soudano-sahélienne, l’aire des grasslands où il y a le Nord-Ouest, l’aire sawa dans laquelle l’on retrouve le Sud-Ouest, et l’aire fang-béti.

Cette mise en scène a rappelé au spectateur le fait que le Cameroun sous protectorat allemand était un. Il a été divisé seulement après la Première guerre mondiale (1914-1918) pour permettre à l’Angleterre et à la France d’exercer le mandat que la Société des Nations leur avait confié. Ces deux pays devaient ensemble tutorer les peuples jadis sous domination allemande, la nation de Bismarck ayant définitivement perdu la guerre. C’est pourquoi l’on pouvait lire sur les pancartes brandies par les étudiants, entre autres messages,  « le Cameroun est un et indivisible ». Le chef de la division des activités sportives et des associations et clubs culturels, M. Djoum, a lui-même pris la tête du défilé universitaire. Tout un symbole pour le prix que le recteur, Pr. Analcet Fomethe, accorde à la célébration de ce cinquantenaire de la réunification !

 

Apothéose : le recteur reçoit le prix

Au-delà de Dschang, l’institution, présente dans six des dix régions du pays, a également pris une part active au défilé à Ebolowa et à Foumban. L’Université de Dschang aura ainsi marqué de son empreinte toute la célébration à travers le pays. Pour la deuxième fois, le 20 février retiendra l’attention des historiens qui s’intéressent au Cameroun. Commentant l’événement à la place des fêtes de Dschang, l’historien Jean-Claude Tchouankap a rappelé que c’est le 20 février 1958 qu’Amadou Ahidjo accéda à la position de Premier ministre dans un Cameroun oriental encore sous tutelle française mais ayant déjà une autonomie interne.

En lorgnant la tribune officielle, l’on a pu noter le regard du Pr. Anaclet Fomethe, exprimant une certaine satisfaction pour cette performance que son université vient de manifester. Et c’est tout naturellement qu’il a reçu des mains du préfet de la Menoua, Joseph Bertrand Mache, le prix du meilleur participant universitaire. C’était l’apothéose. Il était 12h 46 minutes./

Comment recevoir la pensée d’un confrère, ancien collaborateur avec qui l’on a eu d’excellents rapports privés, dans un contexte où la note de lecture est perçue avant tout comme un exercice critique ? Telle est la question qui me taraudait l’esprit lorsqu’il m’a été demandé d’apprécier, à l’attention d’un large public, l’ouvrage de Jean-Célestin Edjangue (JCE) intitulé Afrique[1] que fais-tu de ta jeunesse[2] ? Les paradoxes d’un enjeu moteur du développement[3]. A l’examen, je me suis rendu à l’évidence que la proximité peut être un obstacle à l’objectivité mais qu’elle n’ôte pas la volonté de rester honnête. Je m’engage donc dans cet exercice en assumant la dose de subjectivité de mes réflexions, mais une subjectivité dans laquelle l’équité tient une place de choix.

Dans ce livre publié aux éditions L’Harmattan à Paris en décembre 2013, JCE constate que les dirigeants de l’Afrique ne valorisent pas assez le potentiel des jeunes. Ce potentiel est pourtant ce qui pourrait accélérer positivement le progrès dans un continent où se développe le sous-développement.  L’auteur explique cette situation, entre autres, par une certaine culture qui tend à reléguer les problèmes des jeunes à la périphérie des préoccupations du système gérontocratique régnant. Il chute par un appel à une révolution culturelle qui, selon lui, pourrait sortir l’Afrique de l’ornière. Comment sa pensée est-elle concrètement articulée et quelles réflexions celle-ci ouvre sur la participation des jeunes au développement du continent ?

En répondant à cette question, cette analyse rend compte de la vision de JCE. Elle tente premièrement d’en saisir l’essence, deuxièmement d’expliquer son intérêt pour la situation des jeunes en Afrique, troisièmement d’exposer une appréciation dialectique de son discours sur les conditions d’une meilleure participation des jeunes à la prospérité du continent.

 

1.        Une jeunesse désespérée dans une culture d’exclusion

Le point de départ de l’essai de JCE ce sont les faits d’actualité. Aussi, semble-t-il pertinent d’en rappeler quelques-uns.

En août 1999, les corps de Fodé Tounkara et Yaguine Koïta, deux Guinéens de 14 et 15 ans, sont retrouvés à Bruxelles dans le train d’atterrissage d’un vol d’une compagnie de transport aérien belge. La lettre qu’ils portaient sur eux révèle qu’ils voulaient aller en Europe à la conquête d’un mieux être. Ils souhaitaient s’éloigner du destin tragique que la mal gouvernance a façonné pour eux dans leur pays d’origine.

En février 2008, une horde de jeunes, touchée par des conditions de vie difficile, s’empare des rues des principales villes du Cameroun. A Douala et à Yaoundé, leurs pancartes disent non à la vie chère et exigent un emploi décent pour tous. Le mouvement populaire de revendications sociopolitiques qu’ils engagent est saisi par la presse comme une contestation de l’ordre régnant.

En mai 2008, les banlieues de grandes métropoles sud-africaines s’embrasent. L’on parle d’une percée xénophobe de nationaux qui accusent les étrangers de « voler » leurs emplois et leurs femmes. Les révoltés sont, pour l’essentiel, des jeunes qui vivent une misère abjecte. Leurs actes contre les étrangers sont une façon détournée de récuser  un système politique qui ne leur donne ni la formation désirée, ni l’emploi voulu.

En décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un Tunisien de 26 ans, s’immole par le feu devant la préfecture de Sidi Bouzid. Chômeur issue d’une famille pauvre, il avait tenté plein de choses sans succès.  La seule issue qu’il lui restait c’était de vendre des fruits et légumes pour vivoter. Il s’est révolté contre les dirigeants de son pays qui, à travers une police répressive, l’empêchait de chercher le minimum vital.

Les exemples ci-dessus présentés semblent symptomatiques des difficultés des jeunes qui forment près de 70% du milliard d’habitants de l’Afrique. Ce continent est pourtant riche d’un potentiel humain et de ressources naturelles enviés par d’autres continents[4]. Frappé par cette contradiction, JCE pousse un cri de détresse et d’espoir pour les jeunes. Le sujet est primordial ; en témoigne le nombre et la qualité des personnes intervenues dans les paratextes de l’ouvrage (préface, avant-propos, postface, etc.).[5] Si pour certains, les jeunes qui choisissent l’exil ou abrègent leur vie démissionnent au sens de Frantz Fanon[6], JCE croit savoir le contraire. La forme interrogative du titre du volume de 140 pages qu’il propose est une indication qu’il est en quête de solution. A défaut d’en proposer une, définitive, il ouvre des pistes. [7]

Dans un développement en trois temps, JCE interroge d’abord le paradoxe d’une Afrique riche mais où les jeunes sont pauvres. Il analyse ensuite les attentes de la jeunesse face aux enjeux du développement avant d’examiner, enfin, les perspectives d’une renaissance du continent. Globalement, JCE montre que des initiatives sont prises en faveur des jeunes. Des faits récents crédibilisent cette vision. Dans son discours le 10 février 2014, le président camerounais, Paul Biya, a par exemple livré des statistiques qui montrent que le chômage des jeunes est progressivement résorbé. JCE constate cependant que les choses dites dans les discours peinent à gommer un constat qui crève les yeux : malgré leurs formations et leur créativité, les jeunes restent marginalisés, écartés des instances de gestion du pouvoir.

Cette situation s’explique, selon l’auteur, par un certain blocage culturel. L’action des dirigeants africains reste fondée sur le principe socio anthropologique selon lequel l’aîné sait plus que le cadet et que le vieux est un sage qui doit diriger le jeune. Ce principe est doublé d’égoïsme puisque le vieux au pouvoir consolide prioritairement ses acquis. Peu importe qu’il lèse, ce faisant, les aspirations légitimes des jeunes. Dans de nombreux cas, les jeunes sont complices de cette culture eu égard à l’éducation qu’ils reçoivent. JCE pense qu’une révolution culturelle qui touche les mentalités est nécessaire.[8] Cet ajustement est une condition sans laquelle la renaissance[9] qu’il appelle de tous ses vœux ne peut s’accomplir. La renaissance s’appuiera en effet, selon lui, sur un fond culturel qui éloigne de poncifs nocifs à la juvénilisation de la gouvernance et une ouverture sur le monde présent. [10]

 

2.        Une pensée qui traverse une vie professionnelle

L’intérêt de JCE pour la situation des jeunes en Afrique n’est pas fortuit. S’il n’est pas le premier à jeter un regard critique sur cette situation, son essai brille par une ferveur qui prend sens, entre autres, dans la trame de son histoire socioprofessionnelle. Diplômé d’histoire et de sociologie à Angers et à Nantes en France, JCE exerce après l’université comme journaliste pour plusieurs journaux dont Ouest France. Il côtoie la misère qu’il rapporte, précisément dans le sens où le reporter ne s’intéresse qu’aux trains qui arrivent en retard. Il exporte en 2002 son savoir-faire dans son pays, le Cameroun, où il travaille pour de nombreux médias et supports dont Le Messager où il était responsable du service société. Là, il a touché du doigt le quotidien des jeunes. Puis, nouvelle aventure française à partir de 2009. Il exerce actuellement à Paris où il est premier chef de l’information[11] à la chaîne de télévision panafricaine Africa 24.

A ce poste, il a l’opportunité de parcourir l’Afrique du Cap au Caire et de Dakar à Djibouti pour rendre compte des réussites et des échecs du berceau de l’humanité. Qui mieux placé que lui pour rendre compte des pulsions les plus profondes de la jeunesse du continent ? Dans sa modestie habituelle, il n’a pas voulu assener des leçons. Il a simplement voulu maintenir la lampe allumée sur une réalité que chaque dirigeant ne voudrait pas affronter.

En se référant à l’approche historique d’analyse du discours, l’on peut voir dans le présent ouvrage de JCE une suite logique des précédents et une prémisse de ceux qui viennent. Il a actuellement deux ouvrages en préparation : le premier traite du rapport entre les Africains et l’éducation à l’environnement en prenant appui sur une analyse de contenu du magazine Bosangi; le second s’intéresse aux relations entre les pays africains et leurs anciennes métropoles. En parcourant ses essais publiés trois ans plus tôt [Cameroun, un volcan en sommeil, L’Harmattan, 2010 ; Les colères de la faim – Pourquoi l’Afrique s’est-elle embrasée en 2008 ? L’Harmattan, 2010], l’on observe que les préoccupations liées à la jeunesse traversent sa pensée au fil des livres.[12] Son analyse n’est pas neutre, loin s’en faut ; elle est orientée  vers une indignation et un appel à la correction des injustices constatées.

Cette correction pourrait se faire par les jeunes eux-mêmes qui voudraient se rendre justice, auquel cas JCE serait un instigateur de rébellions. Elle pourrait se réaliser par l’initiative des anciens qui intégreraient significativement les jeunes dans la gouvernance ; là il pourrait y avoir malentendu entre générations malgré la bonne intention. Elle pourrait aussi se faire par une action concertée et décomplexée entre jeunes et moins jeunes afin de décrocher un doux consensus. Si les mutations se font dans cette dernière direction, JCE aurait réussi le pari de faire avancer la cause des jeunes dans une Afrique qui veut malgré tout vivre en paix.

 

3.        Un défi : produire plus et mieux répartir les ressources

La réalisation de cette vision angélique ne dépend pour autant pas de la seule volonté des acteurs mis en scène dans l’ouvrage de JCE. Elle est tributaire d’une production et d’une répartition conséquente des ressources. En effet, les conflits naissent souvent lorsqu’il n’y a pas assez pour tous ou alors quand les ressources sont mal réparties. Si l’intégration des jeunes dans la gouvernance subodore une meilleure répartition, elle n’induit pas forcément une croissance des ressources à répartir.

Au-delà de la représentation dans les instances de pouvoir, il serait donc question d’impliquer les jeunes dans la mise en œuvre de moyens pour exploiter au mieux les potentialités de l’Afrique. L’équation à résoudre consiste à leur donner une chance d’améliorer leurs vies. C’est en saisissant cette chance qu’un jeune ne sera plus obligé de marcher pour revendiquer le pain, d’empoigner le gourdin pour « braquer » son voisin, de prendre les armes pour renverser un ordre politique, etc.

L’Afrique, dans sa situation actuelle, peut-elle opérer ce saut ? A défaut de répondre par l’affirmative ou la négative, il est utile de relever ici et là des progrès fraîchement obtenues dans certaines causes de groupes sociaux marginalisés, notamment les femmes. Si en Ouganda, au Rwanda, en Afrique du Sud, au Sénégal, voire au Cameroun, le nombre de femmes ne cesse d’augmenter dans les couloirs de pouvoirs, l’on peut estimer que la bienveillance humaniste à l’égard du genre féminin touchera aussi les jeunes. Il ne s’agit cependant que d’hypothèse, la réalité pouvant être radicalement différente. En tous les cas, si cette mutation ne s’opère pas, ceux qui sont au pouvoir risquent, pour longtemps encore, avoir leur jeunesse en face d’eux et non à côté d’eux.

En lisant l’ouvrage de JCE qui aborde avec lucidité cette problématique, l’on se fait une idée claire de ce qu’il en pense et de ce sur quoi il voudrait nous faire réfléchir. Bonne lecture./

 


[1] L’on peut questionner le choix de l’auteur de parler de l’Afrique dans sa globalité. Les réalités de l’Egypte ne sont pas celles de l’Afrique du Sud, tout comme les dynamiques qui se développent au Sénégal ne sont pas les mêmes au Cameroun, etc. Toutefois, l’ensemble de ces pays ont des critères permettant de définir le tiers-monde au sens où l’entend Henri Rouillé-d’Orfeuil. Parmi ces critères, il y a le poids démographique de la jeunesse qu’il faut gérer efficacement.

[2] La définition de la jeunesse est floue. Mais nous l’appréhendons comme la caractéristique de ce qui est jeune. Nous retenons du jeune la définition institutionnelle au Cameroun qui voudrait que ce soit celui qui a un âge compris entre 15 et 35 ans.

[3] La notion de développement, elle aussi, n’est pas clairement définie par l’auteur. La difficulté vient certainement de ce qu’elle a une coloration idéologique qui tend à classer les pays pour montrer que certains sont avancés et d’autres retardés. Nous rapprochons, en ce qui nous concerne, l’idée de développement à celui d’amélioration des conditions de vie : avoir une bonne formation, accéder à un emploi décent, avoir un revenu qui permet d’accéder aux sollicitations sociales essentielles, etc.

[4] A titre d’exemple, selon les statistiques présentées dans l’ouvrage, l’Afrique fait 10% de la production mondiale de pétrole, 40% d’or, 60% de cobalte, 90% de platine, etc. Les forêts couvrent 23% du total des terres du continent (cf. p.37 et p.39).

[5]Il s’agit notamment du secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie Abdou Diouf, de l’ambassadeur de Djibouti en France Rachad Farah, du socio anthropologue émérite Charly Gabriel Mbock. 

[6] Ce penseur, considéré comme un précurseur de la pensée postcoloniale moderne, affirmait que chaque génération découvre sa mission, l’accomplit ou la trahit.

[7]  Pour Charly Gabriel Mbock qui est le postfacier de l’ouvrage, « l’adolescence africaine qui s’agrippe sur le train d’atterrissage d’un avion pour échapper à l’incertitude ne fuit pas : elle fuit un mouroir où l’on étouffe les destins. Une jeunesse africaine qui s’immole de désespoir par le feu n’a pas renoncé à la vie : elle a simplement mis le feu à une gouvernance de spoliation qui avait déjà réduit ses rêves en cendres » (p. 127).

[8]Son essai indique, comme l’affirmait Daniel Etounga Manguele il y a plus de 20 ans, que l’Afrique a besoin d’un ajustement culturel.

[9]La renaissance est un concept que les anciens qui sont au pouvoir manipulent souvent avec plus ou moins de bonheur. L’on se rappelle le cas Abdoulaye Wade, président du Sénégal de 2000 à 2012, qui a fait tout un livre sur la question [Un destin pour l’Afrique…]. A Dakar, il a érigé le monument de la renaissance africaine. Malheureusement, les jeunes ne sont pas toujours mieux lotis au Sénégal que dans d’autres pays d’Afrique.

[10]Les clés de la renaissance de l’Afrique, selon JCE, c’est dépouiller les cultures locales et nationales de tout ce qui est nuisibles pour le progrès des jeunes, être mieux connecté au monde, revoir les termes de l’aide publique au développement en réduisant sa dépendance vis-à-vis de l’étranger, etc.

[11]Ce titre correspond dans les médias camerounais à rédacteur-en-chef central, ou rédacteur-en-chef principal.

[12]Il y dénonce les tares d’une gouvernance dont les jeunes sont les principales victimes. Il en analyse les conséquences sur une Afrique dont le présent et le devenir sont influencés par les rancœurs de jeunes brimés, marginalisés, combattus, bien souvent battus et tués par des anciens qui s’accrochent au pouvoir.

 

– Note de lecture –

Emma, O.Y., 2012, Idéologie politique et conflit en Côte d’Ivoire : une analyse du discours politique sur l’identité nationale, Dakar/Leiden, CODESRIA/African Studies Centre, Rapports de recherche du Codesria, n°11.

 

En consultant la lettre d’information bimensuelle des éditions L’Harmattan, l’on observe que les sujets sur la Côte d’Ivoire ont fait l’objet d’au moins une publication chaque trimestre entre 2011 et 2012. Le prétexte d’actualité de cette inflation d’ouvrages ce sont les conflits postélectoraux à l’issue du deuxième tour de l’élection présidentielle le 28 novembre 2010. Cette abondante production est, pour l’essentiel, constituée de témoignages et d’essais. Les travaux scientifiques édités sur la crise sociopolitique en Côte d’Ivoire paraissent bien rares. Rarissimes encore sont celles qui explorent le discours comme une clé de compréhension de la crise sociopolitique qui secoue ce pays depuis le début des années 1990. Le rapport de recherche de Yéo O. Emma relatif au discours politique sur l’identité nationale se présente ainsi comme une référence majeure.

Publié en 2012 par le Centre de recherche pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA), cet ouvrage analyse le discours politique en Côte d’Ivoire entre le coup d’Etat du 19 septembre 2002 et l’accord de Ouagadougou (Burkina-Faso) du 04 mars 2007 pour résoudre la crise. En montrant « comment les acteurs politiques, à travers des discours idéologiques, définissent l’identité nationale (p.1)», Yéo O. Emma cherche à comprendre en quoi cette identité « relève des constructions idéologiques expliquant les engagements conflictuels (p.1)». L’impact du discours sur l’action politique est donc une préoccupation centrale chez l’auteur. Pour lui, ce discours porté par les médias exprime les désaccords sur l’identité ivoirienne à l’origine des conflits. Pour mieux le comprendre, il est nécessaire d’une part de présenter ces dissensions et, d’autre part, de discuter le positionnement de l’auteur.

  1. Un discours « dissensuel » sur l’identité

Quels rapports peut-on établir entre les discours sur l’identité nationale et les idéologies politiques en Côte d’Ivoire et quelle est l’importance de l’identité dans les conflits sociopolitiques qui ont mué en affrontements armés à partir de 2002 ? Telle est la question à laquelle Yéo O. Emma apporte une réponse. Les données nécessaires à l’élaboration de cette réponse sont essentiellement collectées à travers la revue documentaire. Si l’auteur s’appuie sur la littérature pour fixer son cadre théorique et substantifier ses analyses, l’étude repose fondamentalement sur l’examen de supports médiatiques dont les politiques se servent  pour conférer à leur discours une certaine visibilité. Le corpus analysé est ainsi constitué de deux ouvrages (Paroles d’Honneur de Simone Gbagbo et Pourquoi je suis devenu un rebelle de Guillaume Soro) et de trois journaux (Notre Voie, Le Patriote et Le Nouveau Réveil). Paroles d’Honneur et Notre Voie sont proches du pouvoir, tandis que les autres supports du corpus diffusent les idées de l’opposition.

L’analyse révèle un discours duel. Celui-ci oppose deux conceptions de l’identité (vrais Ivoiriens contre faux Ivoiriens) et expose deux perspectives idéologiques (nationalisme contre libéralisme) qui exacerbent les conflits sociopolitiques. L’idéologie nationaliste défendue par le Front populaire ivoirien (FPI) alors au pouvoir recourt au patriotisme, perçoit l’étranger comme un envahisseur et construit la citoyenneté à partir du rattachement de celui qui se réclame ivoirien à un village d’origine. L’idéologie libérale soutenue par l’opposition – le Rassemblement des républicains (RDR) et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) notamment – défend l’idée d’une nation plurielle ; elle marque son adhésion pour un « vivre ensemble collectif ». Quelle que soit l’idéologie promue, chaque camp a un agenda caché : conquérir l’opinion nationale et internationale à travers un certain discours afin d’être choisi le moment venu pour gouverner le pays.

Trois arguments principaux sont déployés à l’appui de cette thèse. Premièrement, selon l’ouvrage de Simone Gbagbo et le journal Notre Voie, en attribuant la nationalité ivoirienne à tous ceux qui la sollicitent, non seulement l’essence même de cette nationalité pourrait disparaître, mais cela pourrait créer des problèmes ingérables en faisant des Ivoiriens de souche une minorité sur leur propre territoire. Deuxièmement, l’ouvrage de Guillaume Soro ainsi que les journaux Le Patriote et le Nouveau Réveil soutiennent par contre l’idée que seule une restitution de la nationalité ivoirienne à tous ceux qui se sont investis pour le développement de la Côte d’Ivoire, qu’ils soient Ivoiriens de souche ou immigrés, est gage d’une gouvernabilité sereine du pays. Troisièmement, les différentes idéologies qui sous-tendent ces positions sont liées à une logique de conquête de pouvoir : le FPI veut s’y maintenir alors que l’opposition veut à tout prix l’évincer. D’où l’instrumentalisation du discours sur l’identité pour raviver des conflits latents basés sur les différences ethniques, régionales, religieuses, etc.

Dans sa démonstration, Yéo O. Emma renvoie dos à dos le pouvoir et l’opposition. Ces derniers distillent en effet un discours par lequel chacun se magnifie et diabolise celui qui est en face. Chaque camp tente d’exploiter la crédulité apparente du public pour se positionner. Par rapport à l’enjeu de l’accession ou du maintien au pouvoir, il réfute la thèse défendue par Simone Gbagbo (2007) dont l’ouvrage fait partie du corpus analysé. Il remet aussi en cause les idées de Michel Gbagbo (2006) qui essaie de disculper Laurent K. Gbagbo de tout ce qui lui est reproché dans la crise ivoirienne, notamment l’exploitation du Code de la nationalité, du Code foncier rural et de la Constitution pour ne pas reconnaître à certains Ivoiriens certains droits dont celui de voter ou d’être candidat à la magistrature suprême. Par rapport à l’opposition, Yéo O. Emma  n’adoube pas Soro (2005) dont l’ouvrage se trouve dans le corpus. Il n’adhère non plus à la thèse de Bacongo (2007) qui voudrait qu’Alassane D. Ouattara soit simplement vu comme un agneau attaqué par des fauves et qui ne cherche qu’à se défendre. Emma (2012 : 40) révèle par ailleurs qu’il ne serait pas totalement faux d’affirmer que la logique libérale de l’opposition au sujet de l’identité « cache en vérité une volonté de protection des droits acquis par ces personnes » dont le camp d’en face doute de la nationalité ivoirienne.

L’analyse affiche ainsi son orientation critique sur les enjeux du discours idéologique sur l’identité ivoirienne. On lit entre les lignes qu’Emma (2012) n’est pas d’accord avec l’instrumentalisation politique de l’ivoirité qui classe les gens en vrais et faux Ivoiriens, mais qu’il ne s’accommode non plus des abus perpétrés à travers les discours des camps opposés sur l’identité ivoirienne. Son raisonnement ouvre tout de même la voie à une discussion autant sur la posture disciplinaire que sur la dynamique même de la démonstration.

 

  1. Critique et actualité d’un discours « dissensuel »

L’ouvrage de Yéo O. Emma est un travail à cheval entre plusieurs disciplines dont les sciences de la communication, la science politique, la sociologie, etc. Son originalité se situe d’abord dans la capacité de l’auteur à adopter une posture interdisciplinaire pour éclairer la notion d’identité ivoirienne et dégager les rapports entre différentes conceptions de celle-ci et les idéologies politiques. On peut par ailleurs relever l’option de l’auteur d’éclairer la crise à partir du discours. S’il n’aboutit pas à des résultats qui sortent véritablement de l’ordinaire, il conforte beaucoup d’autres études (voir, entre autres, Akindès 2004, 2011 ; Kipré 2006 ; Gnabeli 2011 ; N’Tchabétien Silué 2012) en apportant la dimension spécifique de l’analyse du discours à l’exploration des enjeux de la crise ivoirienne.

Malgré sa propension à séduire le lecteur, l’ouvrage de Yéo O. Emma appelle des remarques dans le fond et sur la forme. Dans le fond, on peut en effet lui reprocher la faiblesse du lien entre le discours et les conflits sociopolitiques en Côte d’Ivoire. Il ne montre pas concrètement par quels mécanismes le discours idéologique diffusé à travers les médias de culture (les livres) et d’information (les journaux) influence les opinions et impulse l’action dans le champ politique ivoirien. Au-delà, l’image qu’il donne de ce champ politique est manichéenne. Cette image met en scène le pouvoir et l’opposition, deux extrêmes, comme si entre les deux il n’y avait pas de moyen terme. Cette logique du « blanc ou noir », du « oui ou non », du « vrai ou faux » ne restitue pas toute la richesse des dynamiques politiques en Côte d’Ivoire. D’autres acteurs y existent et agissent selon des logiques qui ne s’alignent pas automatiquement sur celle du pouvoir FPI ou de l’opposition RDR-PDCI. Par ailleurs, étant donné que Yéo O. Emma est Ivoirien et vit en Côte d’Ivoire, son enquête aurait pu être complétée par une observation de terrain ou des entretiens en vue d’actualiser ses analyses qui se limitent à 2007. L’évolution de la situation sociopolitique marquée notamment par l’élection présidentielle d’octobre-novembre 2010 et la crise postélectorale de 2011 commandaient en effet que les analyses soient actualisées, pour un ouvrage qui paraît en 2012.

 Sur la forme, l’absence de carte de localisation de la zone d’étude dans l’Afrique en général et en Afrique de l’Ouest en particulier ne permet pas de bien situer géographiquement le théâtre des conflits. Une carte matérialisant par exemple les regroupements ethno-tribaux soutiendrait davantage la compréhension certaines divisions sur le territoire ivoirien. Contrairement à d’autres ouvrages du CODESRIA dont la scientificité des publications ne souffre d’aucun doute, Idéologie politique et conflit en Côte d’Ivoire… est parsemé de coquilles probablement dues au manque de sérieux dans le suivi du travail éditorial.

Malgré ces insuffisances, le texte est bien d’actualité, puisque les dissensions sur l’identité demeurent vives en Côte d’Ivoire. La politique de réconciliation nationale prônée par Alassane D. Ouattara dès son accession à la magistrature suprême le 11 avril 2011 n’a pas encore donné la preuve de son efficacité. En cela, le travail de Yéo O. Emma peut être vu comme une source d’inspiration pour une résolution durable des conflits. La Commission pour le dialogue, la paix et la réconciliation présidée par l’ancien Premier ministre Charles Konan Bany y trouverait probablement de la ressource pour agir efficacement.

Conclusion

En définitive, l’analyse du discours politique en Côte d’Ivoire entre 2002 et 2007 enseigne d’abord qu’il existe effectivement un lien entre discours, idéologie politique et conflits en Côte d’Ivoire, même si ce lien n’est pas suffisamment éclairé. Elle montre ensuite que la lutte pour le contrôle du pouvoir opposait déjà deux camps principaux avant même la présidentielle qui a mis le feu aux poudres. Elle indique enfin que le discours politique dans le cadre de la crise sociopolitique ivoirienne est ancré sur l’identité. Le positionnement de chaque partie par rapport à la nationalité nourrit des divisions sur la base desquelles se construisent des joutes verbales conduisant parfois à des escalades armées. L’on peut en outre remarquer, d’après les analyses faites, que le champ médiatique fonctionne en Côte d’Ivoire comme un sous-champ du champ politique.

Le travail de Yéo O. Emma constitue ainsi un point de départ pour d’autres études sur le discours politique en Côte d’Ivoire. Une manière de le poursuivre serait de se pencher sur les discours d’après les accords de Ouagadougou signés en 2007. Dans cette perspective, le discours de sortie de crise postélectorale, parce qu’il marque un moment crucial de la crise sociopolitique ivoirienne en général, constitue un objet d’analyse particulièrement intéressant. L’analyse de ce discours permet non seulement de questionner à nouveau la problématique « discours et changement social », notamment en période d’après élection, mais surtout d’expliquer l’écart apparent que l’on observe entre le discours politique médiatisé et la réalité sur le terrain./

Références bibliographiques

Akindès, F. (dir.), 2011, Côte d’Ivoire – La réinvention de soi dans la violence, Dakar, CODESRIA, Série de Livres.

Akindès, F., 2004, Les Racines de la crise militaro politique en Côte d’Ivoire, Dakar, CODESRIA, série Monographies.

Bacongo, C.I., 2007, Alassane Dramane Ouattara – Une vie singulière, Abidjan, NEI/CEDA.

Emma, O.Y., 2012, Idéologie politique et conflit en Côte d’Ivoire : une analyse du discours politique sur l’identité nationale, Dakar/Leiden, CODESRIA/African Studies Centre, Rapports de recherche du Codesria, n°11.

Gbagbo, M., 2006, Côte d’Ivoire – Un air de changement, Abidjan, CEDA/NEI.

Gbagbo, S.E., 2007, Paroles d’honneur, Paris, Éditions Pharos / Jacques Marie Laffont, Ramsay.

Kipré, P., 2006, « Migrations et construction nationale en Afrique noire : le cas de la Côte d’Ivoire depuis le XXe siècle », Outre-Terre 4/2006 (n°17), pp. 313 – 332.

N’Tchabétien Silué, O., 2012, Médiatisation des idéologies politiques dans la crise ivoirienne : le rôle des espaces de discussion de rue à Abidjan, Dakar, CODESRIA, Rapports de recherche du Codesria, n°15.

NGnabeli, Y.R., 2011, « Les enjeux politiques de l’immigration d’origine ouest-africaine dans la presse écrite en Côte d’Ivoire (1990-2007) », in Akindès, F. (dir.), 2011, Côte d’Ivoire – La réinvention de soi dans la violence, Dakar, CODESRIA, pp. 63 – 82.

Soro, G., 2005, Pourquoi je suis devenu un rebelle – La Côte d’Ivoire au bord du gouffre, Paris, Hachette Littératures.

 

Résumé

Cet article s’intéresse aux variations de la représentation discursive de la France dans le discours de sortie de crise postélectorale en Côte d’Ivoire. Son objectif est d’évaluer le rapport entre la mise en discours de ce pays et la légitimation d’Alassane D. Ouattara comme le chef d’un État souverain. Une analyse critique de ses « messages à la nation » de mars à mai 2011 à partir d’une perspective postcoloniale montre une tentative d’effacement de la France dans les quatre premiers messages et sa réhabilitation dans le dernier. Ce constat s’explique d’emblée par le souci d’apaiser les tensions car une partie d’Ivoiriens accusait la France de soutenir un camp contre l’autre. Mais, du fait du poids de ce pays dans le dénouement de la crise, Alassane D. Ouattara a fini par le citer abondamment au moment où les tensions commençaient à s’estomper. Cette variation, à l’image de l’ambiguïté des relations Afrique – France, est une tactique que l’on croit a priori bénéfique dans le jeu politique. Elle peut cependant s’interpréter comme un déficit de sincérité dans le discours; ce qui n’est pas de nature à capitaliser la confiance dont Alassane D. Ouattara a besoin pour gouverner efficacement.

Mots-clés : Ouattara, Côte d’Ivoire, France, Représentation, Discours, Crise/

 

Introduction

La France a joué un rôle décisif dans le dénouement de la crise postélectorale en Côte d’Ivoire. A l’issue des affrontements, Alassane D. Ouattara qui en est sorti vainqueur n’a cependant pas manifesté sa reconnaissance à ce pays dans ses premiers « messages à la nation ». C’est à son investiture comme chef de l’État le 21 mai 2011 que la France et son président sont apparus dans son allocution. La tentative d’effacement du pays de Nicolas Sarkozy dans certains « messages à la nation » et sa réhabilitation dans d’autres suggère une interrogation sur les variations de la présence française dans le discours de sortie de crise en Côte d’Ivoire. Les enjeux de cette variation sont liés au principal dessein de ce discours: persuader de ce que Laurent K. Gbagbo a perdu l’élection, convaincre de ce qu’Alassane D. Ouattara est le seul président élu, amener les Ivoiriens à se soumettre à son autorité et à lui apporter le soutien dont il a besoin pour gouverner efficacement le pays. C’est pourquoi la question au cœur de cet article est celle de savoir si la manière dont la France est mise en discours par Alassane D. Ouattara est susceptible de faciliter son acceptation comme chef de l’État et la soumission à son autorité.

Le corpus analysé est formé des « messages à la nation » prononcés par ce dernier entre mars et mai 2011 pour annoncer la sortie de crise postélectorale en Côte d’Ivoire. Mars est le mois où il s’est solennellement adressé pour la première fois aux Ivoiriens après l’élection présidentielle d’octobre-novembre 2010. Mai est celui de son adoubement comme chef de l’État ivoirien. Au total cinq « messages à la nation» recensés dans cet intervalle de temps constituent le discours examiné. Le premier a été diffusé le 15 mars alors qu’Alassane D. Ouattara vivait encore reclus au Golf Hôtel avec son état major, le deuxième le 07 avril lorsque ses forces armées sont entrées à Abidjan, le troisième le 11 avril quand Laurent K. Gbagbo est arrêté, le quatrième le 06 mai lors de sa prestation de serment, le cinquième le 21 mai à l’occasion de son investiture.

Le continuum discursif ainsi présenté est étudié dans la perspective de la Critical Discourse Analysis (CDA) qui sonde, entre autres, les enjeux de pouvoir dans le discours. Cet article en adopte principalement l’approche historique [Discourse-Historical Approach (DHA)] de Reisigl & Wodak (2009) et, subsidiairement, l’approche sociocognitive [Sociocognitive Approach (SCA)] de van Dijk (2009). Selon la DHA, le discours présent est la suite d’un discours passé et une prémisse d’un discours qui vient. Pour explorer des ruptures ou des permanences dans un discours, la DHA examine les contextes intratextuel, intertextuel, interdiscursif et sociopolitique dans un espace donné. C’est pourquoi d’autres discours, notamment médiatiques, sont sollicités pour mieux comprendre les « messages à la nation» d’Alassane D. Ouattara. La SCA qui complète la DHA inscrit l’analyse dans le triangle « Discours – Cognition – Société ».  Pour van Dijk en effet, toute production discursive s’appuie sur des processus cognitifs pour adapter le discours au contexte afin qu’il soit socialement correct. Les deux approches de la CDA privilégiées ici permettent d’évaluer la pertinence des enjeux de la représentation discursive de la France dans les « messages à la nation » d’Alassane D. Ouattara,  en rapport avec le capital de confiance dont ce dernier a besoin pour gouverner efficacement.

Dans cette analyse, la lecture du positionnement de la France dans le discours ouattariste est prioritairement adossée sur une posture postcoloniale. L’on peut reprocher à cette posture son manichéisme et le fait de rejeter facilement sur l’ex-puissance coloniale la responsabilité des malheurs des peuples jadis colonisés (Njoh-Mouellé 2006, Bayart 2010, Mbele 2010, Chatué 2012). Elle offre, malgré tout, des grilles particulières de compréhension des rapports entre les ex-métropoles dont certains jouissent d’un poids considérable au sein de la « communauté internationale » et les ex-colonies dont beaucoup se retrouvent en Afrique noire. Mbembe (2008) propose de saisir ces rapports à travers le paradigme de la condescendance qui est le pendant de la logique de la race. Ainsi, les dirigeants des puissances qui parlent de l’Afrique noire montrent un mépris pour les Africains (Makhily Gassama 2008, Tobner 2008), tandis que les leaders africains qui parlent de ces puissances leur font allégeance et les magnifient dans la majorité des cas. L’enjeu de ce rapport de domination/subordination à travers des actes de langage est de conforter des positions de pouvoir acquises à travers l’histoire.

Fort de ces orientations méthodologique et théorique, cet article explore d’une part les significations de l’absence explicite de la France dans un premier temps et de sa mise en relief dans un second temps dans le continuum discursif analysé (1). D’autre part, il examine les enjeux de la mise en discours de la France dans les messages de sortie de crise postélectorale en Côte d’Ivoire en les mettant en cohérence avec le contexte global de la présence française en Afrique (2).

 

1. L’absence/présence de la France dans le discours de Ouattara

Pour analyser des enjeux de la représentation de la France dans le discours de sortie de crise postélectorale en Côte d’Ivoire, il faut commencer par montrer comment cette représentation est concrètement opérationnalisée. Aussi cette section décline-t-elle la mise en discours de ce pays comme une réalité dichotomique dans le continuum des « messages à la nation » d’Alassane D. Ouattara. Cette absence/présence se manifeste d’une part par une tentative d’effacement de la France jusqu’à la prestation de serment le 06 mai 2011 et, d’autre part, par des remerciements infinis à l’endroit de ce pays et de ses dirigeants à partir de l’investiture le 21 mai 2011.

 

1.1. Une tentative d’effacement de la France

 Alors que les États-Unis sont évoqués dans son « message à la nation » du 16 mars 2011, Alassane D. Ouattara n’a pas prononcé le nom de la France ou de son président. Dans ceux  du 07 et du 11 avril ainsi que du 06 mai 2011, l’implication française dans la crise ivoirienne a aussi été éludée. L’attention prêtée à ce pays se résume aux expressions telles que « communauté internationale », « amis de la Côte d’Ivoire », « forces impartiales ».Dans l’allocution du 07 avril par exemple, il remercie la « communauté internationale » parce qu’elle « s’est tenue [aux côtés de la Côte d’Ivoire] durant tout le processus de retour à la démocratie dans notre pays et depuis le déclenchement de la crise postélectorale » [Alassane D. Ouattara (ADO), 07/04/2011]. Rien n’est expressément dit de la France.

D’emblée, l’on peut penser que l’impact de ce pays sur le dénouement de la crise postélectorale ivoirienne n’a pas été décisif. Cette impression a été entretenue par des officiels français et onusiens après l’arrestation de Laurent K. Gbagbo. C’est ainsi que François Baroin, porte-parole du gouvernement français, a indiqué que son pays n’était pas immédiatement impliqué dans la « capture » du président déchu (France 24, 12/04/2011). Alain Leroy, directeur du Département des opérations de maintien de la paix à l’ONU, soutenait aussi cette idée. Pour lui, la France avait agi dans le cadre strict de la résolution 1975 qui l’invitait, entre autres, à renforcer les moyens et l’action de l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) pour protéger les civils (France 24, 12/04/2011). Dans ses premières interviews à la presse après sa victoire militaire, Alassane D. Ouattara lui-même a semblé conforter cette position. A Jeune Afrique (n°2629, p. 33), il a notamment affirmé : « Je ne dois rien à personne, sauf aux Ivoiriens, qui m’ont élu ».

Lorsqu’on fait pourtant un retour sur les événements, l’on constate que la France a joué un rôle capital dans le dénouement de la crise. Si les forces « impartiales » ont balisé la voie pour l’arrestation de Laurent K. Gbagbo, les dirigeants français ont davantage soutenu les stratégies d’accession au pouvoir d’Alassane D. Ouattara (ici.tf1.fr, 12/04/2011). Les titres de quelques quotidiens français confirment cette implication décisive. Le lendemain de l’assaut final des Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) à Abidjan, Libération (liberation.fr, 12/04/2011) avait à sa une « La France sort Gbagbo » alors que Le Figaro (lefigaro.fr, 12/04/2011) se préoccupait d’un « Gbagbo déchu : une victoire » non pas pour Alassane D. Ouattara, mais pour «la France et l’Onu ».

La déterminante influence de la France sur l’issue de la crise postélectorale ivoirienne tient sur deux piliers principaux : militaire et diplomatique. Au plan militaire, la force Licorne avait pour objectif de « faire en sorte que M. Alassane Ouattara, dont nous considérons qu’il est le président légalement élu,  puisse s’installer au pouvoir […] », a révélé le ministre français des Affaires étrangères et européennes, Alain Juppé, devant le Sénat français le 07 avril 2011 (cf. France24, 11/04/2011). L’enquête de Varenne (2012) a davantage montré comment la France a aidé Alassane D. Ouattara à constituer une armée et à la former.  Par la suite, soutient l’enquêteuse dans une interview à Notre Afrik  (n°21, p. 56), « c’est la France et l’ONU qui fournissaient toute la logistique de ‘l’État du Golf’. C’est la France et l’ONU qui assuraient la sécurité de Ouattara, lui permettant de sortir et de revenir à l’hôtel du Golf ». Du point de vue de Varenne, Licorne qui apportait l’essentiel des ressources de l’ONUCI a ainsi tenu les FRCI par la main jusqu’à ce qu’elles accèdent à la résidence présidentielle où elles ont délogé l’ancien chef d’État.

Au plan diplomatique, pendant qu’Abidjan était à feu et à sang entre le 1er et le 11 avril 2011, l’Élysée et le Quai d’Orsay ont usé de tous les moyens pour que celui qui avait les faveurs de la France triomphe. Selon Campens [cf. Jeune Afrique Économie (JAE), n°383, pp. 158 – 159], c’est Nicolas Sarkozy qui a convaincu Barack Obama, le président des États-Unis d’Amérique, de soutenir Alassane D. Ouattara, en rejetant la décision du Conseil Constitutionnel désignant Laurent K. Gbagbo comme chef de l’État.

L’argumentation développée confidentiellement par Paris pour impressionner l’administration américaine est l’idée selon laquelle l’accession au pouvoir en Côte d’Ivoire d’Alassane D. Ouattara, un musulman « moderne » (traduisez : occidentalisé) du nord du pays dont les relations personnelles sont fortes avec divers groupes siocio-culturels à travers le sahel, aiderait à combattre l’intégrisme religieux et le fondamentalisme islamique qui est de plus en plus présent dans le nord du Nigeria et au Sénégal. Et qu’en revanche, accepter la réélection de Laurent Gbagbo serait un motif de colère et un prétexte idéal pour les islamistes qui sont [prêts] à prendre racine et à déstabiliser l’Afrique de l’Ouest (JAE, n°383, p. 159).

Par ailleurs, Alain Juppé a expliqué que c’est la France qui propose au Conseil de sécurité de l’ONU des résolutions concernant la Côte d’Ivoire. Au cours de son audition au Sénat, il n’a pas fait mystère de ce que la France a « essayé de faire pression en permanence pour que l’ONUCI s’engage […] au maximum» (France24, 08/04/2011). Le patron du Quai d’Orsay qui a le premier annoncé la chute « inéluctable » de Laurent K. Gbagbo, a indiqué dès le 07 avril que la reddition de ce dernier était imminente. A l’en croire, la négociation des conditions de la sortie de l’ancien chef d’État devait déboucher sur la signature d’un document reconnaissant qu’Alassane D. Ouattara est le seul président élu de la Côte d’Ivoire. Au cours de la même intervention, il a asserté : « Nous sommes en liaison très étroite avec [M. Ouattara]. Il fera d’ailleurs, je pense, des déclarations en ce sens et nous sommes déjà en train de travailler. » Quelques heures après ces déclarations, Alassane D. Ouattara s’est exprimé et les différents thèmes évoqués par Alain Juppé sont apparus dans son message du 07 avril 2011.

Le fait pour Alassane D. Ouattara de ne pas parler explicitement de la France dans ses quatre premiers messages de sortie de crise alors même que les déclarations des autorités françaises magnifient leur rôle dans son arrivée au pouvoir est une curiosité. Cette mise en arrière-plan trouve une justification dans les rapports entre la France officielle et les Ivoiriens. Alassane D. Ouattara savait en effet que durant tout le « règne » de Laurent K. Gbagbo [2000 – 2010], les Français n’étaient pas véritablement les bienvenus en Côte d’Ivoire. Lors de différentes émeutes, les biens de Français étaient les plus visés parmi ceux des communautés européennes présentes en Côte d’Ivoire (Kouamouo 2005). Les émeutiers prenaient à chaque fois leur revanche sur une puissance que certains médias tendaient à présenter comme étant la source de la guerre en Côte d’Ivoire. Le sentiment de haine s’est renforcé suite au bombardement de l’aviation ivoirienne par l’armée française en 2004 (cf. Africa International n°433, p.11). Cette action avait davantage divisé l’opinion ivoirienne sur l’appréciation du rôle de la France dans la crise.

Évoquer ce pays dans les messages de sortie de crise n’aurait donc probablement pas apaisé les cœurs. Bien plus, le remercier immédiatement à l’issue des combats armés aurait possiblement radicalisé certaines positions dans les rangs de ceux qui ne souhaitaient pas qu’Alassane D. Ouattara soit président. Vraisemblablement, ce dernier voulait ménager les susceptibilités des Ivoiriens, notamment en évitant de réveiller la revanche de certains d’entre eux contre les Français ou d’apparaître comme un président aux ordres de la France. L’orateur a ainsi ajusté son message à la circonstance. La tactique discursive a consisté, sur le vif, à user d’un langage consensuel dans le dessein de pacifier et stabiliser la situation. L’effet généralement recherché à travers ce genre de tactique discursive c’est la sympathie du public et le renforcement du capital de confiance de ces derniers à l’égard de l’orateur. Mais au regard du rôle joué par la France, sa marginalisation discursive ne pouvait longtemps durer. C’est ainsi que dans la suite du discours de sortie de crise postélectorale, l’ex-métropole a retrouvé une place centrale.

 

1.2. Une France forte dans la suite du discours

Dans le « message à la nation » du 21 mai 2011, le positionnement de la France apparaît clairement. Le jour de son investiture comme chef d’État, la France officielle a été portée aux nues, Nicolas Sarkozy étant aux premières loges lors de la cérémonie de Yamoussoukro. Le principal orateur du jour a alors déclaré :

[…] Honorables invités, Excellences, Mesdames et Messieurs, Je voudrais à présent saluer l’ensemble des Chefs d’État et de Gouvernement […] Vous me permettrez de citer tout particulièrement la France avec laquelle la Côte d’Ivoire a des liens historiques et une vision commune de l’avenir. Monsieur le Président Sarkozy, le peuple ivoirien vous dit un grand merci pour votre engagement dans la résolution de la crise ivoirienne sous mandat des Nations Unies, qui a permis de sauver de nombreuses vies ; nous vous serons toujours reconnaissants. Nous vous encourageons pour tous les efforts que vous faites pour les pays du continent africain dans le cadre du G8 et du G20 […]. (ADO, 21/05/2011)

Cette exposition discursive de la France peut se justifier à la fois par la solennité de la circonstance et le fait que l’accession d’Alassane D. Ouattara à la magistrature suprême était déjà acquise. Il eut en effet été ingrat de sa part de réunir autant de monde et de ne pas faire cas des soutiens obtenus pour être là où il est. Au milieu de tous ces bienfaiteurs, émerge en effet une France qui, mieux que n’importe quel autre « ami de la Côte d’Ivoire », a œuvré de toutes ses forces pour que l’on arrive à l’aboutissement ainsi célébré. L’adverbe « particulièrement » montre une emphase et le privilège qu’a la France parmi les États intervenus dans la crise. Son emploi traduit une reconnaissance appuyée et une gratitude à l’endroit de la France plus importante que celle témoignée aux autres membres de la « communauté internationale ».

L’orateur ne s’est pas contenté de citer la France. Il a aussi cité son président, Nicolas Sarkozy. Pour remercier le président français, Alassane D. Ouattara s’est auto-investi d’un pouvoir que lui aurait donné tout le peuple ivoirien. Il manifestait peut-être un sentiment personnel qu’il espérait être celui de l’ensemble des Ivoiriens. Les remerciements en question sont précédés du qualificatif « grand ». Il en est probablement ainsi du fait de l’immensité du service que Nicolas Sarkozy aurait rendu à la Côte d’Ivoire. Alassane D. Ouattara termine en indiquant que la reconnaissance de la Côte d’Ivoire à la France et à son président est infinie. L’adverbe de fréquence « toujours » exprime cette infinitude car il est lié à une certaine permanence dans le temps. L’on peut donc croire qu’aux yeux du chef de l’État, la Côte d’Ivoire devra ainsi payer une dette éternelle à la France qui, selon lui, a sauvé des vies menacées par Laurent K. Gbagbo. Alassane D. Ouattara n’a-t-il pas déclaré plus tard que « la majorité des Ivoiriens est reconnaissante à la France de les avoir libérés du joug meurtrier de l’ancien pouvoir » ? [Jeune Afrique (JA) n°2629, p. 35].

La reconnaissance enthousiaste d’Alassane D. Ouattara à la France et au président Français le 21 mai 2011 se comprend d’autant plus qu’il n’avait plus peur que le pouvoir lui échappe. La pression qu’il avait au début semblait baisser, son serment ayant été reçu quelques semaines avant, le 06 mai notamment. L’homme était déjà président de la République et pouvait alors remercier un peu plus librement ceux qui ont facilité son accession au pouvoir. Depuis ce jour, le chef de l’État ivoirien n’a jamais cessé de le faire chaque fois qu’une occasion idoine se présente. En visite d’État en France quelques mois après son installation, il a une fois de plus magnifié l’implication de la France dans sa prise de pouvoir en Côte d’Ivoire. Dans son interview à Radio France Internationale (26/01/2012), il a affirmé être « venu remercier » la France parce que si elle n’était pas intervenue, « il y aurait eu en Côte d’Ivoire un génocide pire qu’au Rwanda ». Lors d’une autre visite d’État à Paris deux ans après la première, Alassane D. Ouattara a confié à NewAfrican-Le Magazine de l’Afrique [(AM-LMA) n°32, p. 60] : « Je suis venu aujourd’hui pour une visite de travail, une visite d’amitié. Je viens faire le point de temps en temps avec le président Hollande sur la Côte d’Ivoire mais aussi sur le Mali, l’Afrique de l’Ouest, sur les questions internationales… ».

« Faire le point » est une expression apparemment neutre, dans la mesure où la France se présente comme un partenaire privilégié de la Côte d’Ivoire. Le contexte linguistique et sociopolitique dans lequel l’expression est prononcée suscite toutefois une réinterprétation. Celui qui reçoit (François Hollande) et le lieu où il le fait (Paris) sont des indices exprimant l’idée d’une prééminence. Généralement, celui qui se déplace est en position de demandeur dans le sens où, traditionnellement, un sous-chef vient à la chefferie supérieure de laquelle il tient son pouvoir pour prendre des conseils et recevoir éventuellement des instructions. Il y a dans l’attitude d’Alassane D. Ouattara une sorte de subordination qui s’inscrit dans la durée. Nicolas Sarkozy à qui François Hollande a succédé avait en effet eu le même privilège. L’on peut ainsi penser que la France, particulièrement les présidents français ont, au moins symboliquement, un pouvoir sur la Côte d’Ivoire et les présidents ivoiriens.

Certains analystes à l’instar de Georges Kozolias ont en effet vu derrière l’intervention française dans la crise postélectorale une reprise du contrôle de la Côte d’Ivoire comme à l’époque de l’Afrique occidentale française (France24, 21/05/2011). L’on pourrait ainsi croire a priori qu’Alassane D. Ouattara est un chef d’État sous-tutelle. Mais l’on peut penser aussi à une mise à l’épreuve de l’interdépendance stratégique des forces politiques dans la mesure où aucun candidat à la présidence de la République ne saurait réussir ses conquêtes sans l’aide de partenaires nationaux et étrangers. Quoi qu’il en soit, l’un des discours répandus par les médias c’est qu’Alassane D. Ouattara est un « chef d’État en quête de légitimité » (liberation.fr, 12/04/2011). L’Humanité est d’ailleurs allé un peu plus loin en affirmant qu’« Alassane Ouattara est un instrument de Sarkozy» (humanite.fr, 12/04/2012).

La tentative de cacher le rôle de la France dans les premiers messages d’Alassane D. Ouattara alors même que son intervention est décisive dans le dénouement de la crise peut être perçu comme un déficit de sincérité dans le discours. Ce qui pourrait suggérer ou renforcer l’idée que celui qui venait de renverser Laurent K. Gbagbo est fourbe. En politique, cette perception provoque généralement une crise de confiance entre le leader et le peuple. Au-delà de préoccupations relatives à la soumission ou au boycott de l’autorité du président de la République, qu’est-ce qui pourrait expliquer la persistance de l’opinion selon laquelle Alassane D. Ouattara et la Côte d’Ivoire sont fortement influencés par les présidents français et la France ? Une manière d’envisager une réponse à cette interrogation serait d’analyser les enjeux de l’intervention française en Côte d’Ivoire et, plus généralement, dans les crises en Afrique.

 

2. Les enjeux d’une mise en discours de la France

Derrière tout discours politique, se cachent des enjeux de pouvoir (Blommaert 2005). Ces enjeux, compris comme ce que l’on risque de perdre ou de gagner, guident donc à la construction/perception du discours. Ceux qui structurent l’apparition ou l’effacement de la France dans les « messages à la nation » s’appuient sur l’histoire de l’implication de ce pays dans les crimes en Afrique. Les stratégies et tactiques discursives déployées par Alassane D. Ouattara, en référence aux rapports entre l’ex-métropole et les ex-colonies, sont ainsi liées aux motivations de l’intervention française dans les conflits en Côte d’Ivoire et, plus généralement, en Afrique noire. 

 

2.1. Les raisons d’une présence française dans le discours

Selon les discours d’Alassane D. Ouattara et de Nicolas Sarkozy, l’intervention de la France dans la crise ivoirienne est une contribution au développement de la démocratie, condition pour l’épanouissement des peuples. Quelques heures après la cérémonie d’investiture d’Alassane D. Ouattara le 21 mai 2011 à Yamoussoukro, Nicolas Sarkozy, s’adressant à l’armée française et aux Français de Côte d’Ivoire à Port-Bouët, a indiqué que c’aurait été un grand recul démocratique pour l’Afrique de laisser Laurent K. Gbagbo continuer d’occuper le fauteuil présidentiel après avoir perdu l’élection (France24, 21/05/2011). Que l’on soit d’accord ou pas avec cette position, la question de savoir ce qui autorise la France à intervenir pour sauver la démocratie ivoirienne reste lancinante.

Pour Norodom Kiari, historien, la France ne se sent pas en territoire étranger lorsqu’elle intervient en Côte d’Ivoire. Selon lui, l’establishment français considère toute l’Afrique francophone comme un « prolongement de la France» (conférence AFC Dschang, 17/04/2011). Ce qui justifie le fait qu’elle y intervienne comme elle veut, notamment pour préserver ses intérêts, ceux-là mêmes qui font la grandeur de son économie et son rayonnement politique à travers le monde. Selon les données de l’Agence ecofin (agenceecofin.com, 2012), l’on peut résumer les intérêts français en Côte d’Ivoire en trois points-clés : plus de 13 000 ressortissants, 600 entreprises qui génèrent 50% des recettes fiscales du pays, 25% des investissements directs étrangers, au moins quatre sociétés qui détiennent une position monopolistique : Bouygues, Bolloré, Total, PNB Paribas. Aujourd’hui encore, la Côte d’Ivoire continue d’être vue par certains comme une vitrine de la présence française en Afrique.

Jean-François Bayart conteste tout de même le motif économique comme raison suprême des interventions françaises dans les crises africaines. Au sujet de la Côte d’Ivoire, il indique que « les intérêts économiques français prospéraient en Côte d’Ivoire sous la présidence de Laurent Gbagbo alors que les relations diplomatiques entre les deux pays étaient difficiles, et qu’ils avaient été  assez maltraités sous celle de Henri Konan Bédié, en dépit de l’excellence de ses rapports avec Jacques Chirac » (NA-LMA n°32, p. 26). Ailleurs en Afrique de l’Ouest, au Mali en l’occurrence, il affirme que « […] la France est intervenue parce que sa sécurité nationale était directement mise en jeu par l’offensive des djihadistes sur le sud et par leurs intentions hostiles » (NA-LMA n°32, p. 26). Il privilégie ainsi l’explication de la lutte contre le terrorisme international comme motif essentiel des interventions militaires françaises en Afrique aujourd’hui.

Même s’ils ne sont pas uniquement économiques, la France a des intérêts divers à défendre lorsqu’elle intervient dans les conflits africains. Alassane D. Ouattara a ouvert une brèche sur ces intérêts multiformes en affirmant que les deux pays ont « des liens historiques et une vision commune de l’avenir » (ADO, 21/05/2011). L’on peut ainsi facilement comprendre que dans le discours politique d’un leader ivoirien, ce dernier puisse parler de la France au même titre que la Côte d’Ivoire. Cette possibilité s’accroît à des moments de crise ou de transition au cours desquels l’armée française intervient naturellement. Ainsi, c’est l’absence de la France dans les premiers « messages à la nation » qui est une surprise, pas sa présence dans les suivants. La remercier semble donc normal. La logique des discours politiques de leaders de pays où l’ancienne puissance coloniale continue d’avoir prise sur les affaires intérieures de l’ex-colonie est ainsi structurée autour des espoirs d’un public national et des attentes de partenaires que l’on croit a priori externes. Le sens de l’histoire qui confère à l’ancienne puissance colonisatrice une place sinon impérative, du moins dominatrice dans le discours politique de sortie de crise, mérite toutefois d’être réinterrogé.

Si l’on emprunte à Bayart (2008), l’on peut dire que la place de la France dans le discours de sortie de crise postélectorale est historiquement justifiée en partie par la Traite négrière et la colonisation qui ont institué un type particulier de relations entre les ex-métropoles et les ex-colonies tel que les premières se considèrent toujours comme des sauveuses des seconds. Ainsi, Tobner (2008) constate que les 06 présidents de la Ve République française n’ont jamais véritablement traité les pays africains sous un autre rapport que celui de la domination, de la condescendance voire de l’arrogance. Après la décolonisation, il s’est instauré « une politique de vassalisation » (Tobner 2008 : 455) qui se manifeste, par exemple, par le fait que ces jeunes États continuent d’être défendus par l’armée française et que la métropole continue de faire main basse sur leur économie, notamment en gérant souverainement leur monnaie. Cette vassalisation s’est par la suite doublée d’une « satellisation souterraine des États africains » avec « la mise en place d’une cellule africaine de l’Élysée, instrument occulte de gestion des satellites sous la férule de Jacques Foccart » (Tobner 2008 : 455). C’est le travail de cette cellule africaine de l’Élysée qui renvoie à la représentation mentale de la françafrique chez de nombreux Africains. L’on comprend pourquoi dès que Laurent K. Gbagbo a été arrêté, L’Humanité a titré à sa une, « La Françafrique tient Abidjan » (humanite.fr, 12/04/2011).

La françafrique, terme employé au départ dans les années 1970 pour magnifier l’excellence des relations entre la France et l’Afrique (Joly 2003), est aujourd’hui assise sur une conception particulière des Africains et de la démocratie en Afrique. L’on peut singulièrement retrouver cette conception chez Jacques Chirac. Lors d’une interview en 1990 sur Europe1, il affirmait :

Les pays d’Afrique ont une caractéristique, c’est d’être divisés, non pas par l’idéologie. Il n’y a pas d’affrontement idéologique entre Africains dans tel ou tel pays, mais des divisions ethniques. Il y a dans ces pays un très grand nombre de tribus qui ont leurs traditions, qui ont leur culture, qui ont leur histoire et qui se sont toujours battues. Le grand effort des dirigeants modernes de ces pays depuis les indépendances, c’est de rassembler ces gens, de les faire s’entendre et de réaliser l’unité nationale et l’effort de redressement […] Dès que vous envisagez la création […] d’un certain nombre de partis […] vous avez immédiatement un parti par tribu et, au lieu d’avoir la démocratie, vous avez l’affrontement et un risque d’anarchie […](Cité par Tobner 2008)

Le discours de Chirac a une fonction de justification des actes que l’État français pose à l’égard des pays africains. Que cette justification soit honnête ou malhonnête, elle participe à la construction d’une certaine attitude des Français vis-à-vis de la politique en Afrique. Dans une logique françafricaine, les dirigeants français trouveraient toujours plus intéressant pour la France d’avoir à la tête de ses anciennes colonies des hommes acquis à sa cause, des hommes avec qui les dirigeants français entretiendraient des relations privilégiées.

Aujourd’hui, de nombreux Africains sont contre cette vision françafricaine puisqu’ils considèrent que l’action de l’Occident a été négative pour le développement de l’Afrique. En conséquence, ils récusent par exemple le rôle de la France dans la provocation des guerres, l’alimentation des conflits ou la résolution des problèmes sur le continent noir (Makhily Gassama 2008). Dans le cas particulier de la Côte d’Ivoire, une conscience anti-française s’est densifiée depuis l’accession de Laurent K. Gbagbo au pouvoir. Les jeunes étaient notamment formés par le discours politique dans les médias et, surtout, dans les espaces de discussion de rue (N’Tchabétien Silué 2012). Les Ivoiriens qui récusent la francafrique accorderaient difficilement leur confiance à un président qui arrive au pouvoir avec l’aide de dirigeants français, même si ce dernier tente de cacher l’intervention française dans son discours. De même, ils ne se soumettraient pas de bon cœur à son autorité. La France et ses dirigeants ne sont pas les seuls à tirer les bénéfices de cette situation. Des dirigeants africains y ont aussi intérêt.

 

2.2. Le discours et l’ambiguïté des relations Afrique-France

Si la France intervient dans les crises en Afrique pour préserver ses intérêts, l’actualité montre que ce sont les dirigeants africains eux-mêmes qui invitent souvent dans leurs discours la « mère patrie » à la moindre étincelle. Lorsque la Côte d’Ivoire a été attaquée en 2002, Laurent K. Gbagbo a sollicité en premier lieu la France pour l’aider à repousser la rébellion en vertu d’accords de défense avec l’ancienne métropole. Le pays de Jacques Chirac a d’abord refusé d’intervenir, arguant qu’il s’agissait d’une affaire entre Ivoiriens (Gbagbo 2006). Quand Alassane D. Ouattara a eu le sentiment que c’est lui qui avait remporté l’élection, il a appelé la France à défendre avec lui sa victoire. Face aux sollicitations des chefs d’Etats ivoiriens, la France a un comportement trouble : elle fait semblant de ne plus s’ingérer alors même qu’elle est visible sur les théâtres d’opérations. Le discours de sortie de crise postélectorale en Côte d’Ivoire suit cette logique : il feint de ne pas trop s’intéresser à l’action de la France en même temps qu’il lui offre une place remarquable dans le cénacle des « amis de la Côte d’Ivoire ».

En conséquence, les Ivoiriens sont à la fois contre la France et pour elle. Contre elle, ils l’accusent d’ingérence dans leurs affaires intérieures. C’est le cas des citoyens qui croient que Laurent K. Gbagbo avait remporté l’élection présidentielle d’octobre-novembre 2010. Afin de contenter ceux-là, Alassane D. Ouattara a presque « anonymé » l’action de la France dans ses quatre premiers « messages à la nation ». Pour elle, ceux que Provenzano (2011) appellerait les « francodoxes » la félicitent pour la lutte contre le terrorisme, la défense des libertés et la promotion de la démocratie. C’est le cas des partisans d’Alassane D. Ouattara pour qui Laurent K. Gbagbo avait perdu et voulait s’accrocher indûment au pouvoir. C’est probablement pour satisfaire ces derniers que le « message à la nation » du 21 mai 2011 porte les marques d’une présence française forte.

En tout état de cause, l’on observe que sans la France, les chefs d’États ivoiriens se sentent faibles. Avec elle, par contre, ils se croient forts. Ainsi, c’est lorsque la France s’est véritablement engagée avec l’ONUCI aux côtés des FRCI qu’Alassane D. Ouattara a pu se convaincre qu’il allait réellement prendre le pouvoir. Il n’a pu parler de manière décisive qu’après l’intervention d’Alain Juppé qui semblait le mettre en confiance. L’on peut ainsi penser que quand bien même la France voudrait ne pas s’occuper de la Côte d’Ivoire, celle-ci continuera à la solliciter. Selon cette dialectique, la France n’aurait rien fait et ses dirigeants n’auraient pas spécialement voulu être cités dans les « messages à la nation » d’Alasane D. Ouattara, que ce dernier aurait forcé leur mise en discours. L’un des problèmes de la Côte d’Ivoire, semble-t-il, c’est le déficit de moyens d’action, notamment militaire. Les organisations sous-régionales ou continentales à l’instar de la Communauté économique pour le développement de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de l’Union Africaine (UA) sont incapables de se mettre ensemble pour libérer une force commune qui puisse garantir la paix dans les pays où elle est menacée. Ainsi que le remarque Mamadou Koulibaly, les interventions françaises montrent aux États africains que leurs « armées nationales africaines ne servent pratiquement à rien » (www.rfi.fr, 30/05/2013).

Or, comme on le voit à travers l’histoire, tant que les pays africains n’ont pas les moyens de stabiliser leur gouvernance et de se défendre, ils restent sous tutelle. Cette tutelle principalement assurée par l’ancienne métropole affecte le discours de leaders qu’elle protège. L’homme qu’elle parraine lui est redevable; il en paie le prix d’une manière ou d’une autre. Qu’elle soit forte ou faible, cette redevabilité se négocie. Pour le cas spécifique de la Côte d’Ivoire, elle semble bien forte au regard de ce qui peut apparaître comme des salamalecs discursifs d’Alassane D. Ouattara vis-à-vis des dirigeants français chaque fois qu’une belle occasion se présente. Ces salamalecs lui sont profitables parce qu’ils pourraient servir à perpétuer la considération des dirigeants français à son égard. Il n’est cependant pas sûr que son comportement discursif fédère tous les Ivoiriens pour une soumission à son autorité de président de la République.

 

 

Conclusion

Au total, le rapport de la France à l’Afrique est considérablement ambigu. Sa participation dans la provocation comme dans la résolution de la crise postélectorale ivoirienne illustre cette ambiguïté. Celle-ci n’est pas seulement visible dans les actes (discursifs ou non) que les dirigeants français posent. Elle l’est aussi dans les discours que les leaders africains prononcent. Les « messages à la nation » d’Alassane D. Ouattara en sont une illustration. Ils expriment l’idée d’une France à la fois absente et présente, haïe et aimée, vilipendée et félicitée.

Parallèlement, le discours officiel des dirigeants français depuis Nicolas Sarkozy contribue à diluer une perception de la France tutrice de pays africains. Mais les actions de ce pays sur les théâtres africains, même si celles-ci revêtent un cachet international du fait de leur validation par l’Union Européenne ou l’ONU, semblent conforter l’opinion selon laquelle une France sans l’Afrique perd de son aura international : elle se trouve alors motivée à intervenir en Afrique. Son action étant perçue comme profitant d’abord à elle-même puisque ses dirigeants chercheraient à assouvir un désir de puissance de leur patrie et de rayonnement personnel, celle-ci revêt chez les peuples qui ont subi la colonisation un caractère négatif. D’où la propension à dénier ou à douter de la légitimité de tout président qui arriverait au pouvoir en Afrique avec l’aide de la France, que ce dernier ait effectivement remporté l’élection présidentielle ou non.

L’on assiste-là, in fine, à un tango discursif autant dans le discours de sortie de crise postélectorale en Côte d’Ivoire que dans les discours de dirigeants français au sujet des interventions militaires en Afrique. Dans le premier cas, le discours ouattariste a fait d’abord croire que la France n’a pas joué un rôle important dans le dénouement de la crise. Puis, dans le même continuum discursif, l’on a noté les marques explicites d’une intervention salvatrice de la France.  Dans le second cas, les dirigeants français (Nicolas Sarkozy et François Hollande) ont indiqué qu’ils laissaient les problèmes de l’Afrique aux Africains. Puis, ils ont pris la parole pour justifier des actions contraires sur le terrain. Le discours semble avancer d’un pas pour reculer de deux. Il s’agit là d’un indice probable de manipulation qui, dans le champ politique, discrédite les acteurs qui y sont engagés.

 

 

Références

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MOT DE CLOTURE DE M. LE PRESIDENT DU CONSEIL 

S.E. Francis Nkwain – Foumban, 07 février 2014

 

Monsieur le Recteur,

Mesdames et messieurs,

En ce jour mémorable, je me tiens debout dans cette ville mythique de Foumban et dans cette salle, au sortir de la 29e session du conseil d’administration de l’Université de Dschang qui marque aussi la fin de mes fonctions de Président de ce prestigieux conseil, pour vous dire mes adieux, après avoir eu le privilège de servir en cette qualité pendant pratiquement huit années consécutives.

Je me tiens debout en ce jour, pour exprimer ma profonde et sincère gratitude au Recteur de l’Université de Dschang, le Professeur Anaclet Fomethe; au Ministre de l’Enseignement supérieur, le Professeur Jacques Fame Ndongo; aux divers départements ministériels et autres milieux professionnels dont vous émanez; et par dessus tout, au Président de la République, Son Excellence Paul Biya, pour l’occasion inestimable qu’il a donnée à ma modeste personne, d’apporter humblement ma contribution, à travers un échange direct avec les grands esprits que vous êtes, à l’édification de l’Université de Dschang, cette institution publique d’enseignement supérieur qui se distingue par l’excellence académique et scientifique.

Mon mémorable mandat en tant que le tout premier Président du conseil d’administration de l’Université de Dschang a été pour moi une formidable expérience d’apprentissage.

A la faveur de votre sincère et franche collaboration, et de la rigueur de l’administrateur habile qu’est le Professeur Anaclet Fomethe, nous avons été à mesure, comme une équipe de rêve, de bâtir à Dschang, une formidable communauté universitaire aujourd’hui enviée par tous. En veillant, à titre individuel ou collectif, au respect scrupuleux des termes de son mandat, le conseil d’administration de l’Université de Dschang m’a permit d’avoir une nouvelle lecture, non seulement de la gouvernance des institutions universitaires publiques, mais aussi de la vision de notre illustre Chef de l’Etat pour le paysage en constant développement, de l’enseignement supérieur de ce beau triangle et arc-en-ciel linguistique qu’est notre pays, le Cameroun. Naturellement, cette nouvelle perception a davantage renforcé mon engagement et mon dévouement pour les idéaux du Renouveau, axés sur les principes cardinaux de rigueur et de moralisation.

Durant tout notre séjour à l’Université de Dschang, que ce soit dans le cadre du conseil d’administration ou pour autre cause, nous avons tous convenu d’éviter de poser quelque acte administratif de nature à ouvrir les portes de “Kondengui” à qui que ce soit d’entre nous ou de quelque responsable de l’Université de Dschang. Nous avons ainsi, avec la collaboration de toutes les compétences réunies dans ce conseil, accordé une attention religieuse à l’expertise de nos techniciens auxquels nous avons toujours réservé le dernier mot lorsque nous avions à discuter des questions présentant un haut niveau de complexité.

Pour toutes ces raisons, distingués administrateurs,

Pour votre disponibilité et  votre esprit d’ouverture Monsieur le Recteur,

Je saisis cette opportunité pour dire “MERCI”, du fond de mon cœur.

Merci, Monsieur le Recteur, d’avoir accepté de collaborer avec moi dans le cadre de ce conseil, non seulement par votre haute dextérité académique et administrative qui nous donne d’être si fier de vous, mais aussi et surtout par votre cœur chrétien, humain et humaniste.

Merci à vous, chers administrateurs, pour la tolérance que vous avez accordée à mes insuffisances et pour avoir guidé nos délibérations par vos savantes expertises.

A travers ce mot officiel de clôture, je voudrais:

1.      Vous inviter tous et individuellement, à doubler l’appui et la collaboration dont j’ai bénéficié, en faveur du Président entrant, le Professeur Beban Sammy Chumbow, l’un des anciens Recteurs de l’Université de Dschang.

2.      A travers vous, j’adresse ma reconnaissance à notre Ministre de l’Enseignement supérieur, Chancelier des Ordres académiques, sous l’accompagnement tutélaire duquel nous avons réussi à nous hisser à un niveau élevé parmi nos pairs.

3.      Par dessus tout, je remercie ce conseil d’avoir exprimé le vœu de pouvoir à une occasion, tenir l’une de nos sessions hors de notre base de Dschang. C’est ce qui justifie notre présence ce jour à Foumban ; une opportunité qui me permet aujourd’hui de me placer aussi, comme les pères fondateurs de notre Réunification, sur ces mêmes terres, pratiquement à quelques jours de la célébration de la Fête de notre jeunesse, et de faire à mon tour une modeste “Déclaration  de Foumban” à l’attention de notre Président de la République auprès duquel j’ai bénéficié d’une grâce incommensurable pour ma carrière politique et administrative.

4.      Que notre Dieu miséricordieux continue de nous inonder de ses bénédictions! Puisse-t-il accorder toujours plus de force et de sagesse à chacun de nous, afin que nous puissions accompagner notre Chef de l’Etat à accomplir plus aisément les devoirs de son exaltante fonction.  Puissions-nous continuer de demeurer de véritables messagers et ambassadeurs des bonnes causes en faveur de l’Université de Dschang, en tout temps, en tout lieu, et en toute saison.

Merci de votre aimable attention et que Dieu vous bénisse tous./

Les femmes à l’épreuve de la masse critique du progrès

 La croissance de la représentation féminine au sein du pouvoir législatif garantit-elle une amélioration du travail parlementaire au bénéfice de l’égalité des genres nécessaire à un développement équitable du Cameroun ? Analyse.

 

Les occupants des 180 sièges de député à l’Assemblée nationale du Cameroun sont connus depuis le 17 octobre 2013. Des 29 partis en compétition dans les 85 circonscriptions électorales du pays, seules 7 formations seront représentées dans la chambre basse du Parlement (cf. Cameroon tribune n°10446/6647, p. 7). Il s’agit du RDPC (148 élus), du SDF (18), de l’UNDP (5), de l’UDC (4), de l’UPC (3), du MDR (1) et du MRC (1). Au-delà de certaines constantes – par exemple le RDPC qui s’en sort avec une majorité écrasante suivi du SDF –, l’on observe des changements dans la configuration du pouvoir législatif. L’on peut ainsi citer l’arrivée du MRC dans l’hémicycle ou le repositionnement de certaines formations qui reviennent ou renforcent leur présence. Dans ce flot de mutations, l’entrée massive des femmes à l’Assemblée nationale constitue l’un des changements les plus remarquables. Ces dernières occupent désormais 56 sièges, contre 25 dans la législature 2007 – 2013.

C’est la première fois depuis l’accession du Cameroun à l’indépendance en 1960 que le genre féminin atteint un tel niveau de présence au Parlement. Le record de la législature 1988 – 1992 où l’on comptait 26 femmes députés de la nation est ainsi largement battu. L’on assiste là à une rupture qui suscite un espoir d’amélioration radicale de la représentation démocratique. Cet espoir cache un présupposé sur la libération des femmes de la domination des hommes au sein du pouvoir législatif. La libération en question implique le passage d’une politique de représentation (la conquête des sièges) à une politique de transformation (l’amélioration de la production parlementaire) en faveur des femmes afin que tous les citoyens aient les mêmes chances d’épanouissement. L’on ne saurait cependant considérer a priori qu’une croissance de la représentation des femmes garantit une amélioration du travail législatif en faveur de l’équité des genres. L’accession des femmes obéit en effet à des logiques qu’il faut décrypter pour saisir le sens des mutations en cours.

C’est ce à quoi se consacre cette analyse qui essaie d’expliquer d’abord comment les femmes sont parvenues à ce niveau de représentation (1), ensuite ce que cela implique en termes d’équité des genres dans le travail législatif (2), enfin ce que l’on peut espérer quant à une possible transformation (3).

 

1.            Comment les femmes y sont-elles parvenues ?

L’ascension de nombreuses femmes à l’Assemblée nationale peut s’expliquer à la fois par la contrainte imposée par le Code électoral et une certaine prise de conscience de l’importance de l’approche genre dans la vie publique autant chez les femmes elles-mêmes que chez les leaders politiques.

Le Code électoral du 19 avril 2012 prend en effet en compte le genre dans quatre types d’élections : législatives, municipales, sénatoriales et régionales. Pour les élections législatives, la provision juridique relative au genre se trouve dans les chapitres I et IV du titre V. Ces chapitres traitent respectivement « du mandat et du mode de scrutin » et « des déclarations de candidature ». Le Code dispose ainsi en son article 151 (3) que « la constitution de chaque liste de candidats doit tenir compte des différentes compositions sociologiques de la circonscription concernée. Elle doit en outre tenir compte du genre ». L’article 164 (4)(f), quant à lui, précise que la déclaration de candidature doit mentionner « les indications sur la prise en compte du genre dans la constitution de la liste ». Cette prise en compte du genre est en cohérence avec l’exposé des motifs qui la présente comme l’une des innovations du Code électoral unique. 

L’introduction du genre dans la loi électorale est une vieille revendication de la société civile. Cette revendication s’inscrit dans un mouvement mondial de réparation des injustices faites aux femmes. C’est pourquoi la juriste camerounaise Thérèse Atangana Amougou affirme que l’innovation résulte des engagements internationaux pris par le Cameroun et des promesses faites par le président Paul Biya (cf. Mutations n° 3177, p. 15). Parmi ces engagements, l’on peut citer la Charte africaine sur la démocratie, les élections et la gouvernance de 2007, le Protocole additionnel à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatifs aux droits de la femme de 2003 dit « Protocole de Maputo », la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979, etc.[1] Les acteurs qui ont milité pour l’inscription du genre dans le Code électoral estiment que cette prise en compte reste insuffisante[2] mais ils reconnaissent qu’en l’état actuel, la disposition légale sur le genre permet d’accroître la représentation des femmes au Parlement.

Le vote d’une loi ne garantissant pas automatiquement son application, il y aurait eu une prise de conscience sur le fait que l’arrivée massive des femmes dans la sphère publique est utile pour le développement équitable ainsi que le percevait déjà le philosophe et économiste anglais John Stuart Mill au XIXe siècle. Cette prise de conscience se manifeste d’abord chez les femmes qui aspirent de plus en plus aux positions de pouvoir au sens où l’actrice politique camerounaise Elise Pokossi Doumbe disait qu’elles doivent « assumer leurs responsabilités » (cf. Le Messager n° 3607, p. 4). Le choix de proposer elles-mêmes leurs candidatures ou d’accepter leur désignation pour représenter leur parti traduit cette aspiration. A côté de la prise de conscience des femmes, il y a celle des leaders politiques. Ces derniers ont validé le principe que la femme figure au moins une fois sur les listes lorsqu’il y a trois candidatures à proposer. Cette prise de conscience par les hommes politiques n’est pas aussi altruiste que cela, loin s’en faut. Mais cela a produit un résultat appréciable puisque beaucoup plus de femmes, comparativement aux législatures antérieures, ont trouvé une place au Parlement. Le niveau de représentation qu’elles ont atteint suggère un impact sur le travail parlementaire.

 

2.            La masse critique féminine et le travail parlementaire

Avec 31,11% de représentation à l’Assemblée nationale, les femmes atteignent approximativement une masse critique minimum théoriquement à même d’influencer le travail parlementaire.

La théorie de la masse critique mise au point par la politologue suédoise Drude Dahlerup à partir de l’expérience des pays scandinaves postule qu’il existe un seuil de représentation des femmes, dans les instances de prise de décision, au-delà duquel les politiques publiques ne peuvent ignorer leurs préoccupations. Ce seuil c’est le tiers d’une assemblée. Ainsi, lorsque les femmes forment plus de 33% d’un Parlement, il est difficile qu’elles soient marginalisées. Si elles sont consultées et se prononcent, il est possible que de moins en moins de mesures ignorantes des problématiques du genre soient prises. 33% représente dès lors une masse critique grâce à laquelle il peut s’instituer une chaîne de décisions positives à l’égard des femmes. L’application d’un quota de représentation d’au moins 30% des femmes dans les instances de prise de décision tire sa source de cette théorie.

Il est donc possible aujourd’hui que les Camerounaises influencent le travail parlementaire en raison de leur nombre. Ce travail consiste en la formulation et l’étude des propositions et projets de lois, le contrôle de l’Exécutif, le vote des lois, les enquêtes parlementaires, la réalisation de microprojets parlementaires, etc. L’on peut supposer qu’il y avait une forte propension à ignorer l’approche genre, puisque le nombre de femmes était insignifiant à l’Assemblée. Dans les législatures précédentes depuis 53 ans, elles n’avaient en effet dépassé les 15% de représentation au Parlement,[3] alors même qu’elles constituent plus de 50% de la population et environ 60% de l’électorat (cf. More Women in Politics). Or, comme le dit l’adage, ce qui se fait sans votre voix est contre vous. Des sociologues, en l’occurrence l’anglaise Diane Elson ou la ghanéenne Dzodzi Tsikata, observent que des lois tendant à conforter les positions dominantes des hommes sont généralement formulées de façon à faire croire qu’elles pourvoient une égalité d’accès aux ressources et dans l’action. Pourtant, il y a dans leur élaboration un biais  en ce que les règles sont fixées à un moment où les hommes, à travers des pratiques s’inscrivant dans l’histoire des rapports sociaux, se sont accaparés certains capitaux au détriment des femmes. De ce fait, ils sont plus aptes à bénéficier de ces lois que les femmes.

Aujourd’hui, l’on peut présumer que cela ne sera plus possible parce que la présence de nombreuses femmes permettra de faire bloc pour débusquer ces biais dans le travail parlementaire. Elles pourront réagir en proposant ou en résistant. Si la loi électorale ne change pas négativement, il en sera désormais ainsi, voire davantage, si par exemple une loi sur la parité est votée ultérieurement. La masse critique minimum, vue comme une minorité de blocage de la domination masculine ou de progrès des femmes, ne peut cependant produire les effets escomptés que si certaines conditions son réunies. Il n’est pas sûr que les femmes se préoccupent toujours de l’égalité des genres lorsqu’elles sont au pouvoir. L’on peut donc se demander à quelles conditions un certain niveau de représentation peut donner droit à une transformation de la gouvernance en faveur des femmes.

 

3.            Blocages et opportunités pour une transformation

La transformation désigne ici l’usage du poids de la représentation à des fins sociopolitiques. Elle repose entre autres, selon la sociologue mauricienne Sheila Bunwaree, sur « une masse critique minimale de femmes ausein du pouvoir législatif, susceptibles de faire adopter des lois qui tiennentcompte de la perspective du genre afin d’améliorer la condition des femmes. » Le processus de transformation pourrait toutefois se heurter à des blocages face auxquels les élues doivent trouver des solutions.

La volonté d’affronter l’adversité patriarcale, advenant qu’elle existe chez les élues du 30 septembre 2013, n’est en effet pas donnée. Le premier blocage qu’il faut surmonter tient à la manière dont chacune a accédé à l’Assemblée. En dehors des femmes que l’on observe à l’œuvre sur le terrain politique depuis bien longtemps comme Élisabeth Silikam, Brigitte Mebande, Élise Pokossi, Hermine Tomaino Ndam Njoya, Mary Meboka, etc., beaucoup ont été cooptées par des hommes. Si elles ne se libèrent pas du joug de leur « gourou », il est possible que leur mandat ne serve qu’à conforter les positions écrasantes du genre masculin; on aura alors affaire aux hommes en jupe. Au-delà, il ne faut pas négliger le fait que les relations inter genres sont toujours marquées par des velléités permanentes de domination d’un genre sur l’autre. Par ailleurs, le Parlement fait partie du champ politique dont l’une des caractéristiques, selon Pierre Bourdieu, est la lutte de positionnement entre divers acteurs. Les femmes doivent ainsi se battre sur de multiples fronts pour obtenir ce qu’elles veulent.

Pour que leur intégration massive dans le pouvoir législatif ait donc un sens pour l’équité des genres, elles doivent d’abord prendre conscience des espoirs que l’accroissement de leur représentation au Parlement suscite.  Les heureuses élues devraient ensuite se donner chacune un agenda spécifique pour l’égalité hommes/femmes, lequel doit guider leur action dans tous les domaines de la vie nationale où l’on est appelé à légiférer ou à exercer un contrôle du gouvernement. En effet, les Camerounaises ne peuvent tirer avantage d’une forte représentation par leurs congénères à l’Assemblée nationale que si ces dernières ont un agenda de valorisation du genre féminin à travers la qualité du travail parlementaire. Elles devraient enfin apprendre à s’émanciper subtilement, mais résolument de la tutelle de ces hommes qui les considèrent comme leurs pions.

C’est à cette condition, entre autres, que « l’Etat-promoteur démocratique et inclusif vis-à-vis des femmes » que Sheila Bunwaree considère comme une solution pour un développement équitable des pays africains pourra commencer à se concrétiser. L’espoir est permis au Cameroun parce que ce pays vient d’intégrer le cercle bien étroit des Etats africains[4] dont la forte représentation féminine dans les parlements améliore par certains aspects la gouvernance démocratique. /

 


[1] Par exemple, le Protocole de Maputo dispose en son article 9 que « les États entreprennent des actions positives spécifiques pour promouvoir la gouvernance participative et la participation paritaire des femmes dans la vie politique de leur pays, à travers une affirmation et une législation nationale et d’autres mesures. » Au rang des promesses du chef de l’État, l’on peut faire référence aux discours programmes de Paul Biya le 02 octobre 1997 à l’occasion de la campagne présidentielle à Maroua et le 15 septembre 2011 lors du 3e congrès ordinaire du RDPC à Yaoundé.

[2] Certains soutiennent en effet que des mesures institutionnelles supplémentaires doivent permettre d’aller plus loin. Tel est le cas de Justine Diffo, coordonnatrice du réseau More Women in Politics (cf. Mutations n°3135, p. 13) ou même d’Édith Mongue Din, un des responsables du réseau Ensemble pour la parité, pour qui l’on doit dépasser les quotas, en référence au poids démographique des femmes (cf. Le Messager n° 3620, p. 6). Toutes militent pour le vote d’une loi sur la parité dans les mandats électifs comme au Sénégal.

[3]Selon More Women in Politics (2011), les femmes n’avaient jamais dépassé les 04% de représentation dans les Assemblées des Etats fédérés du Cameroun. A partir de la législature 1973 – 1978 et avec l’avènement de l’Etat unitaire et une représentation monopartite à l’Assemblée, l’on a noté une évolution progressive, de 5,8% à 14,4% lors de la législature 1988 – 1992. Le retour du multipartisme, n’a pas amélioré ce score ; il a d’ailleurs plutôt baissé. Ainsi, de 1992 à 1997, l’Assemblée nationale comptait 12,8% de femmes députés soit 23 sur 180. De 1997 à 2002, elle en comptait 5,6% (10 femmes). De 2002 à 2007, elle avait 20 femmes députés représentant ainsi  11.1%. Enfin, de 2007 à 2013, l’Assemblée nationale comptait 25 femmes, soit 13% des 180 députés de la nation.

[4]Sur la base des informations fournies par différents Parlements au 31 mai 2012, l’Union interparlementaire a établi que les femmes constituent 56,3% des parlementaires au Rwanda, 42,3% en Afrique du Sud, 39,2% au Mozambique, 38,2% en Angola, 35,0% en Ouganda. Ces pays sont ceux où la femme est valorisée dans la sphère publique, peut-être pas autant que l’homme, mais en tous cas un peu mieux que dans les autres pays africains où elle n’est pas autant représentée dans les assemblées.