Elections : le CNC aux prises avec les médias

Publié: 15 mars 2014 dans Essais Pédagogiques

Deuxième cas

Les élections municipales et législatives du 30 septembre 2013 ont une fois de plus donné l’occasion d’apprécier les rapports entre les médias d’information et le pouvoir politique au Cameroun. Si les médias désignent les moyens de diffusion de masse des nouvelles d’actualité, la politique renvoie ici au processus par lequel ceux qui sont pouvoir gèrent le pays. En période électorale, ces médias sont sensés diffuser quotidiennement des nouvelles significatives pour les candidats et les électeurs. A l’occasion des consultations du 30 septembre cependant, le Conseil national de la communication (CNC), organe de régulation des médias placé auprès du chef du gouvernement, a interdit toute publication des tendances, c’est-à-dire des scores provisoires issus des bureaux de vote, avant la proclamation des résultats officiels. Selon le président du CNC, Mgr Joseph Befe Ateba[1], certains médias sont allés à l’encontre de cette mesure (cf. CRTV, journal de 20h30, 12/10/2013). Mais, l’on constate qu’elle a été respectée par de nombreux organes de presse écrite, de radio et de télévision. Contrairement à la couverture médiatique des scrutins municipaux et législatifs de 2007, 2002, 1997 et 1996, la publication des tendances a été discrète.

Les médias qui se sont ainsi abstenus de publier des résultats provisoires y ont été contraints par la force dissuasive du pouvoir d’Etat. Beaucoup avaient peur d’être suspendus ou de voir l’organe pour lequel ils travaillent sanctionné. Lors de la rencontre organisée par le CNC pour évaluer le comportement des médias durant les élections (cf. CRTV, op. cit.), des journalistes ont marqué leur désaccord par rapport aux « prescriptions » du Conseil. Avant cette rencontre, des journalistes syndicalistes avaient protesté contre la position du président du Conseil (cf. communiqué du SNJC sur 237 medias). Mgr Befe Ateba insiste pourtant sur le fait que le CNC n’invente pas la loi mais qu’il veille simplement à son application. Le président du Conseil, d’un côté, et les journalistes, de l’autre, sont restés campés chacun sur sa position.

Ce désaccord suggère une analyse des enjeux de ce conflit entre des acteurs de l’espace médiatique national. Dans cette perspective, il paraît primordial d’interroger d’abord la nécessité pour le gouvernement d’interdire la publication de tendances à l’issue du scrutin (A), ensuite la perception que les journalistes ont de cette mesure (B), enfin la prospective des rapports entre le CNC et les médias (C).

A.Un sens à l’interdiction de publier des tendances

Si l’interdiction de publier des résultats provisoires au terme du dépouillement des suffrages met à rude épreuve l’équation journalistique, elle s’insère dans un dispositif politique de prévention des troubles qui pourraient naître d’une propagation de la rumeur.

L’équation journalistique dont il est question ici peut se formuler ainsi: Information pertinente = Données sur déroulement du scrutin + Résultats acquis dans les bureaux de vote. La pertinence est liée à l’adéquation entre les nouvelles diffusées et les attentes « logiques » des publics exposés aux médias. Le jour du vote, ces attentes se structurent autour de deux éléments fondamentaux : d’une part la manière dont les opérations se sont déroulées et, d’autre part, les scores au terme de la journée. Un média qui n’attribue pas une valeur à chacune de ces attentes aurait livré une information incomplète. Dans le cas précis des élections du 30 septembre 2013, les journalistes avaient en principe toutes les données pour résoudre leur équation, mais ne pouvaient publier que celles relatives au déroulement du vote. Les médias se sont ainsi privés d’une information vivante au soir du scrutin. Au sens du Code de déontologie de l’Union des journalistes du Cameroun (UJC) de 1996, cette abstention artificielle peut être perçue comme une entorse au droit du public à l’information ou un manquement professionnel. Cela pose un problème de liberté d’expression et l’on se demande pourquoi le gouvernement a voulu que les choses se passent ainsi.

La liberté de presse au Cameroun est encadrée par la législation. La Constitution du 18 janvier 1996, la loi du 19 décembre 1990 sur la communication sociale ainsi que les textes réglementaires subséquents délimitent en effet le domaine d’exercice de cette liberté. Les limites imposées aux médias visent aussi bien la préservation de l’ordre public que la protection des individus et l’intérêt général. En interdisant les médias de publier des tendances d’élections, le président Befe Ateba pense que le CNC est dans son rôle qui est, entre autres, de veiller au respect « […] de la paix sociale […] ; de la liberté et de la responsabilité des médias […] » (cf. décret n°2012/038 du 23 jan. 2012, art. 4). Se fondant sur ces aspects de la loi, le président du CNC avait justifié sa position lors de la conférence de presse ayant précédé les élections et lors du déjeuner de presse consacré à l’évaluation de la couverture médiatique par deux raisons principales. D’une part, l’élection s’apparente à un processus judiciaire et la presse doit s’abstenir de faire des commentaires de nature à influencer ceux qui arbitrent le processus. D’autre part, le dépouillement public des tendances dans les bureaux de vote ne signifie pas que les résultats sont définitifs et donc susceptibles d’être communiqués par les médias.

L’on comprend la réserve et la crainte de Mgr Befe Ateba. L’élection, particulièrement les consultations locales, sont un moment de forte tension. Ce qui y est en jeu c’est la conquête ou la conservation du pouvoir, objet-valeur pour lequel les politiciens sont prêts à tout pour occuper les sièges en compétition. Dans cette bataille, l’information joue un rôle important : elle influence l’opinion en préparant les citoyens à accepter où à réfuter un verdict. Une information douteuse ou fausse peut ainsi entraîner des troubles graves. Ceux qui l’auront reçue auraient tendance à croire que la bonne qui vient la corriger résulte de manipulations visant à les spolier de leur légitimité de décider de qui siègera à la mairie ou au Parlement. Interdire de diffuser les résultats provisoires d’élections avant qu’ils ne soient proclamés par la commission communale ou la commission nationale de recensement des votes est donc une manière d’amener les journalistes à exercer leur responsabilité au bénéfice de la stabilité sociale. Nombreux sont cependant eux qui estiment que l’application de cette mesure est illégale et vide leur travail d’une partie de sa substance.

B.Une perception alternative de la mesure gouvernementale

Trois arguments principaux sont invoqués par des journalistes pour justifier leur désaccord avec la mesure d’interdiction de publication des tendances des résultats des élections.

D’abord, de nombreux journalistes estiment que le président du CNC a commis une hérésie. Emmanuel Gustave Samnick, directeur du quotidien L’Actu, l’un des journaux à avoir publié les tendances, soutient en effet que cette mesure n’est accrochée sur aucun aspect de la loi sur la communication sociale ou du Code électoral. Il est conforté par le Rapport de l’association JADE[2] sur l’observation de la couverture médiatique des élections du 30 septembre 2013. Après avoir fait une revue des textes juridiques liés aux médias et aux élections, le politologue Moussa Njoya Njingou, l’un des rédacteurs de ce rapport, pense que Mgr Befe Ateba a inventé son droit à lui. S’exprimant dans le forum des journalistes 237 médias, Christophe Bobiokono, directeur de l’hebdomadaire Kalara et membres du CNC, affirme que cette décision ne fait pas partie des délibérations du Conseil. Le président l’aurait prise en catimini, sans consultation exhaustive des membres du Conseil comme il est de tradition dans ce genre de situations.

Ensuite, des contenus relatifs aux tendances des résultats du scrutin du 30 septembre 2013 ont abondamment circulé à travers des canaux autres que les médias visés par l’interdiction du CNC. Grâce au téléphone portable, des membres de commissions locales de vote ainsi que des électeurs ont diffusé des chiffres du dépouillement dans des bureaux de vote. Les mêmes pratiques ont été observées dans des antennes communales d’Elections Cameroon (Elecam) où les procès-verbaux des commissions locales étaient reçus et compilés. Des résultats provisoires de circonscriptions électorales entières ont ainsi été diffusés, entre autres, par des observateurs. En dehors du téléphone portable, beaucoup d’autres moyens, dont les réseaux sociaux sur Internet, ont été mis à contribution pour échanger les données sur les tendances. Pour des journalistes professionnels, l’interdiction de la publication de résultats provisoires dans les médias classiques crée dans ce contexte les conditions d’une concurrence déloyale que le gouvernement semble promouvoir. Ici se joue en effet la crédibilité des médias classiques face aux technologies nouvelles, notamment en ce qui concerne leur capacité à donner des nouvelles fraîches au public en période électorale.

Enfin, des journalistes croient que l’interdiction qui frappe les médias de masse usuels est d’autant plus absurde que la loi électorale leur laisse une opportunité de résoudre l’équation journalistique le jour du scrutin. L’article 113 du Code électoral camerounais (loi n°2012 / 001 du 19 avril 2012) énonce qu’«immédiatement après le dépouillement, le résultat acquis dans chaque bureau de vote est rendu public ». Dans la pratique, ce résultat est prononcé devant les membres de la commission locale et les électeurs qui ont assisté au dépouillement. L’article 113 n’interdit donc pas aux médias de constater des résultats le jour du scrutin. Bien plus, le fait que la loi demande au président de commission locale de publier les résultats de son bureau de vote au terme du scrutin est une indication que ce résultat est désormais public. L’on peut ainsi croire que les médias ne relaient que des résultats déjà disponibles, même si ceux-ci restent provisoires. Par ailleurs, rendre compte des tendances dans les bureaux de vote ne signifie nullement faire des commentaires de nature à influencer le processus de validation/invalidation des résultats acquis sur le terrain. Invité d’Actualités Hebdo (cf. CRTV, 13/10/2013), Augustin Kontchou K., politologue et ancien ministre de la Communication, a vibré en phase avec la contestation des journalistes. Pour lui, l’interdiction en question favorise la propagation de la rumeur que le gouvernement voudrait justement éviter. Il estime qu’il faudrait plutôt travailler à ce qu’une information fiable soit publiée à temps pour empêcher la rumeur d’envahir la scène.

C.Une lutte entre le politique et les médias

La confrontation entre le désir de médiatiser les résultats provisoires d’élections et la volonté de laisser à l’autorité dédiée la primeur de la diffusion des informations sur l’issue des scrutins est l’expression d’une dialectique permanente entre le « pouvoir médiatique » et le « pouvoir » politique.

Le pouvoir médiatique désigne la possibilité d’orienter, par l’information, le comportement des citoyens. Le pouvoir politique, quant à lui, fait ici référence à la gestion de l’Etat dans une perspective souhaitée par le « régime » en place. Bien que chacun des pouvoirs reconnaît l’importance de l’autre pour un bon fonctionnement de la démocratie, le bénéfice que l’un pourrait tirer des mesures prises par l’autre n’est généralement qu’un gain collatéral. Dans la dialectique entre les deux « pouvoirs » en effet, chacun veut dominer et soumettre l’autre. Le politique a l’intention d’orienter le traitement médiatique des informations dans un sens qui lui est profitable alors que les médias souhaitent avoir une telle indépendance que le politique soit obligé de se plier à ce que les journalistes brandissent comme étant des exigences techniques de leur profession. Dans cet affrontement, l’on peut constater, avec l’événement électoral du 30 septembre 2013, que les médias semblent perdre une bataille.

Par ses communications, le pouvoir politique donne l’impression de les avoir assujettis malgré tout en procédant par intimidation puisqu’avant le scrutin, le CNC avait déjà manipulé avec un certain succès l’arme de la suspension qu’il détient par la force du décret. Par exemple, certains journalistes et médias ont été punis le 05 septembre 2013, globalement pour manquement à l’éthique (cf. Mutations n° 3482, 10/09/2013, p. 7). Convaincu du fait que le CNC est un instrument aux mains du gouvernement, des journalistes et autres communicateurs pensent que le pouvoir veut rendre la presse impotente. Charles Mongue Mouyeme, par exemple, n’affirmait-il pas au lendemain de la suspension de certaines directeurs de publication et de journaux que « ceux qui suspendent savent très bien qu’en le faisant ils signent carrément l’arrêt de mort du média » ? Au sein des syndicats de journalistes, l’on pense que le CNC rend un très mauvais service à la presse. En guise de représailles, Paul-Joel Kamtchang a par exemple proposé dans le réseau Cameroon Politics l’initiation d’une pétition pour la dissolution du Conseil.

A y regarder de près, le travail que fait cet organe est une actualisation de la « guerre » inaugurée depuis le début des années 1960 par le pouvoir qui a succédé à la colonisation. Les « régimes » successifs au Cameroun ont toujours affiché leur volonté de contrôler de manière ostentatoire ou voilée l’action des médias. Le CNC apporte simplement une dimension « professionnelle » à cet exercice. Mais les médias ont bien souvent réussi à trouver la parade, parfois au prix d’emprisonnements de journalistes. La réaction des professionnels des médias face à l’interdiction de publier des résultats provisoires d’élections est un indicateur qu’ils poursuivront la contestation. Il s’agit en tous les cas d’un conflit permanent dans un champ où aucune position n’est définitivement acquise. La dynamique de lutte est entretenue par le fait que les médias ne se laissent pas faire.


[1] Il est un évêque de l’Église catholique qui est au Cameroun.

[2] Journalistes en Afrique pour le développement.

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