Le projet politique de Marafa et les médias

Publié: 15 mars 2014 dans Essais Pédagogiques

Premier cas

Débarqué du gouvernement le 9 décembre 2011, Marafa Hamidou Yaya a été interpellé et placé en détention préventive le 16 avril 2012 à la prison centrale de Yaoundé (Kondengui), puis le 25 mai 2012 à la prison secondaire de la même ville, sis au Secrétariat d’État à la Défense. L’ancien ministre d’État en charge de l’Administration territoriale et de la décentralisation devait s’expliquer sur une affaire de « détournement de deniers publics en coaction et complicité » pour laquelle une information judiciaire était ouverte contre d’autres hauts commis de l’État, eux aussi détenus. Il s’agissait d’une affaire a priori judiciaire qui l’impliquait en tant qu’ancien secrétaire général de la présidence de la République, poste qu’il a occupé à partir du 07 décembre 1997 avant d’être nommé le 15 juin 2002 à l’Administration territoriale.

A la différence de tous les ministres détenus, Marafa Hamidou Yaya a publié à partir de mai 2012 des lettres ouvertes au président de la République et aux citoyens. Ces lettres visaient à démontrer qu’il n’est en rien concerné par le détournement de l’argent relatif à l’achat d’un avion présidentiel. Elles exposaient par ailleurs un projet de société qu’il proposait aux Camerounais, en même temps qu’elles faisaient des révélations sur certaines affaires mettant en cause des personnalités au sommet de l’État. Les idées politiques qu’il exprimait ont été diffusées par des processus d’information-communication dans lesquels les médias occupaient une place prépondérante. La situation à laquelle renvoie la médiatisation de cette activité est une illustration des rapports entre politique et médias au Cameroun.

A défaut de clarifier totalement ces rapports, trois lignes principales de compréhension émergent du traitement médiatique de l’événement Marafa. Si la diffusion de ses lettres se révèle comme une nécessité pour lui (A), celles-ci constituent en revanche un viatique pour les médias (B). Entre le désir de communiquer et le principe d’information, il y a une certaine manipulation repérable à travers la manière dont chaque publication perçoit l’affaire (C).

A.   La communication, une urgence pour Marafa

La communication s’imposait comme une nécessité, voire une urgence pour Marafa Hamidou Yaya (MHY). Cette urgence se justifie doublement : la consubstantialité de la pensée politique et de sa diffusion sociale d’une part et, d’autre part, le contexte particulier dans lequel MHY écrivait au président de la République et au peuple camerounais.

La pensée politique n’existe en effet socialement que si elle est communiquée. Généralement, celle-ci se rapporte à une situation sociale qu’il faut soutenir, maintenir ou challenger. Que l’on ait perçu les lettres de MHY comme de la diversion pour détourner l’attention des citoyens d’une affaire judiciaire, elles exposaient à tout le moins ses opinions sur des affaires du gouvernement, de l’État, de son parti politique, etc. En critiquant la gestion du pays par le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), ces lettres le positionnaient comme un leader qui souhaite être candidat à l’élection présidentielle. La vision qu’il proposait alors aux Camerounais exprimait sa pensée politique. La solidarité entre pensée et communication dans le champ politique justifie de facto le fait que MHY ait voulu à tout prix que ses lettres soient diffusées en direction du plus grand nombre de citoyens possible.

La rupture que MHY avait opérée s’insérait dans un contexte où il se sentait lâché par le système qu’il avait pourtant servi pendant une vingtaine d’années comme membre du gouvernement. Au regard du prestige dont il était auréolé avant son incarcération, ses lettres montraient qu’il ne voulait pas perdre la face. MHY voulait être perçu comme un homme crédible malgré son emprisonnement. Son discours indiquait qu’il y avait contre lui un rouleau compresseur qui risquait de le broyer quelles que soient les explications qu’il pourrait donner à la justice. Une histoire très récente du Cameroun indique en effet que le secrétariat général de la présidence de la République semble devenu une antichambre de la prison. A l’exception de Joseph Owona et de Laurent Esso, toutes les personnalités nommées à ce poste depuis la deuxième moitié des années 1990 ont été par la suite accusées de détournement de fonds publics, arrêtées et embastillées.[1]

Avec tout cela, MHY avait probablement senti que les carottes étaient cuites. Sa communication politique ressemble à un exutoire. Dans une logique du « ça gâte, ça gâte », il voulait, entre autres, mettre sur la place publique ce qu’il considérait comme des détournements dans lesquels certaines personnes nommées à des postes à responsabilités pleines étaient impliquées. Ce volet de sa communication visait, in fine, sinon à démontrer qu’il n’est pas coupable, du moins qu’il n’est pas le seul coupable et que d’autres affaires de détournement de fonds publics sont tout autant dignes d’intérêt judiciaire que celle pour laquelle il était interpellé. Sa stratégie peut ainsi être perçue comme une manière de prendre l’opinion publique à témoin et, éventuellement, de se donner une chance de rebondir sur la scène politique lorsque Paul Biya quittera le pouvoir. Ce faisant, elle coïncidait fort opportunément avec « l’événementialisation » de ce genre d’affaires par les médias nationaux.

B.    L’action de Marafa, un événement médiatique

Les lettres ouvertes de l’ex-ministre se présentaient comme un viatique pour la presse nationale. A partir d’elles, les médias avaient créé l’événement en s’appuyant à la fois sur le fait qu’elles sortaient de l’ordinaire et qu’elles rythmaient depuis quelques temps la production médiatique.

Les épîtres de MHY faisaient en effet l’information par leur actualité et leur signification. A chaque nouvelle sortie, elles abordaient un nouveau sujet. Elles mettaient à la disposition des médias le point de vue d’un homme du sérail sur des événements passés touchant parfois le cœur du pouvoir, en même temps que des documents qu’il aurait été difficile pour les journalistes d’obtenir, même dans le cadre d’une enquête « indépendante ». Les réactions qu’elles suscitaient, notamment du comité central du RDPC et des autres instances du pouvoir dont le Parlement, donnaient aux médias une occasion d’équilibrer leurs informations. Que l’on critique MHY de poser des actes non citoyens en révélant des secrets d’État alors même qu’il serait tenu par une certaine obligation de réserve, le public semblait se réjouir de ce qui se passait en ce que, par des actions et réactions, il en apprenait un peu plus sur certaines affaires publiques.

Le fait le plus marquant, semble-t-il, c’est que la publication des lettres de MHY prenait des allures de feuilleton. Une lettre publiée était la suite d’une précédente et annonçait une suivante. Il s’agissait d’une stratégie de communication voulue par le comité qui gère la diffusion des lettres et à laquelle souscrivaient les médias. La feuilletonnisation de la publication des lettres permettait ainsi de tenir le public en haleine et d’entretenir le débat autour des sujets traités. Au plan économique, elle suggèrait de bonnes affaires pour les entrepreneurs de médias. S’exprimant sur la dimension commerciale de ce rapport entre les médias et le projet politique de Marafa, Carlos Ngoualem, président de l’Association des diffuseurs de journaux du Cameroun, avait affirmé : « Le sujet Marafa est le plus grand succès commercial de l’année 2012. »

Outre cela, les lettres de MHY intervenaient dans un contexte où les médias nationaux n’ont souvent pas suffisamment de moyens pour faire des investigations. Lorsqu’un tel sujet entre en scène, les journalistes le nourrissent de commentaires les plus divers afin qu’il reste le plus longtemps possible dans l’actualité.  Faisant feu de tous bois, ils s’en saisissent donc pour fabriquer l’événement. Certains y vont en faisant des investigations sommaires sur le sujet; d’autres en assenant simplement des « vérités », voire des commentaires les plus invraisemblables.

C.   Divergences dans le traitement de l’événement Marafa

Les enjeux sociopolitiques en cause et les stratégies économiques des médias avaient provoqué une certaine divergence dans le traitement de l’événement Marafa. Ses relais ne se contentaient pas seulement de rendre l’info disponible, alors que les médias ne jouaient pas simplement un rôle d’éclairage de l’opinion.

MHY disposait en effet de relais qui organisaient la diffusion des lettres par tous les moyens en usant notamment des techniques électroniques et numériques. Selon certains observateurs, ces relais « motivaient » les journalistes pour chaque lettre publiée. Si certains reporters ont aussi entretenu cette opinion, d’autres, en revanche – les directeurs de publication notamment –, l’ont totalement réfutée. Pour eux, le travail que la presse faisait était un positionnement clair et désintéressé contre l’absolutisme du pouvoir d’Etat. Un courageux, Marafa, avait eu l’audace de dénoncer; il fallait diffuser sa pensée pour entretenir la dissidence qui permet à tout régime de veiller au respect de la démocratie et de la liberté. Quoi qu’il en soit, l’équipe d’avocats à la tête de laquelle se trouvait le Pr. Ndiva Kofele Kale du Social Democratic Front (SDF) [2] faisait pression sur certains médias pour que leurs points de vue soient publiés sans critique. En face, des pontes du régime contre lequel MHY se battait encourageaient aussi d’autres médias à publier des informations pour discréditer les révélations de Marafa.

Les médias qui traitaient l’événement Marafa semblaient ainsi se répartir en deux groupes principaux : d’une part ceux qui soutenaient son action et, d’autre part, ceux qui la discréditaient. Pour ce qui est de la presse écrite spécifiquement, on retrouvait dans le premier groupe un journal comme L’œil du Sahel et des quotidiens à capitaux privés (Le Messager, Mutations, Le jour, La Nouvelle Expression), même s’ils présentaient des dispositions de neutralité. Dans le deuxième, on retrouvait le journal du RDPC, L’Action, le quotidien à capitaux publics Cameroon tribune et certains hebdomadaires dont L’Anecdote, La Météo, etc. Si on peut comprendre la position de L’Action en référence à la ligne d’action du parti au pouvoir, celle des autres, en revanche, obéit à d’autres logiques non facilement décryptables. Il y a comme de la manipulation à un double niveau au moins: l’équipe de Marafa, tout comme les hommes du système contre lequel il lutte, avaient des agendas qu’ils s’efforçaient de cacher aux médias, tandis que les médias eux-mêmes défendaient des camps en raison de mobiles que le public ne savait pas toujours.

La logique des trois « L » que Thomas Atenga (2009) proposait pour lire le traitement médiatique de l’opération Épervier devrait probablement être reconsidérée ici.[3] Dans l’affaire Marafa, certains médias qui l’avaient « léché » autrefois ne l’avaient pas « lâché », encore moins « lynché ». Cette constance était aussi observée chez d’autres qui l’avaient toujours pourfendu. Cela suggère une apparente solidarité des médias aux projets politiques, c’est-à-dire leur appartenance plus ou moins durable à des camps politiques.

Bien que Laurent-Charles Boyomo Assala (1999) démontre clairement qu’entre les journalistes et les politiques il y a une certaine concurrence dans la conquête de l’opinion, on a tendance dans ce cas précis à voir l’espace médiatique comme un sous-champ du champ politique national. Les médias peuvent être ainsi perçus comme un prolongement du champ politique essentiellement caractérisé par des luttes interminables. En tout état de cause, les rapports entre les médias et l’offre politique de MHY furent éminemment complexes et nécessairement ambigus.


[1] Avant MHY, il y a eu Titus Edzoa, interpellé en juillet 1997 et écroué pour détournement de fonds, entre autres, du Stock Régulateur des matières premières, du sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine, du COPISUR relatif au projet de construction de la route Yaoundé – Kribi et Yaoundé – Ayos. Après MHY, Jean-Marie Atangana Mebara a été arrêté et placé en détention préventive dans le cas de plusieurs affaires dont celle relative à l’achat d’un avion présidentiel.
[2] C’est le principal parti de l’opposition représenté au Parlement camerounais.
[3] Cf. chapitre 2. En rappel, dans le premier temps de cette logique, les journalistes courtisans « lèchent » le ministre ou le directeur général d’entreprise publique encore aux affaires (c’est le 1er « L »). Dans un deuxième temps, ils le « lâchent » lorsque le Contrôle supérieur de l’État et la police judiciaire sont à ses trousses (c’est le 2e « L »). Les mêmes journalistes le « lynchent » lorsqu’il est dans les filets de la justice et incarcéré (c’est le 3e « L »).

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